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même plus. Le soleil est devenu aussi pâle que la lune ; depuis quelque temps, il ne fait plus chaud en Italie.

— Tu en disais autant l’été dernier en Grèce.

— Mais regarde comme cette aurore est laide et blafarde ! elle est d’un jaune bilieux.

— Eh bien, c’est une diversion à ces lunes de sang contre lesquelles tu déblatérais à Corfou : tu n’es jamais content. Le soleil et la lune ont encouru ta disgrace ; il ne faut s’étonner de rien, puisque tu te refroidis à l’endroit du jeu. Ah ça ! dis-moi donc s’il est vrai que tu ne l’aimes plus ?

— Est-ce que tu ne vois pas que depuis quelque temps je gagne toujours ?

— Et c’est là ce qui t’en dégoûte ? Changeons ! Moi, je ne fais que perdre, et je suis doublement blasé sur ce plaisir-là.

— Un joueur qui ne perd plus, un buveur qui ne s’enivre plus, c’est tout un, dit Orio.

— Orio ! si tu veux que je te le dise, tu es fou ; tu négliges ta maladie. Il faudrait te faire tirer du sang.

— Je n’aime plus le sang, répondit Orio préoccupé.

— Eh ! je ne te dis pas d’en boire ! reprit Zuliani impatienté.

Ils arrivèrent en ce moment au palais Soranzo. Leurs gondoles y étaient déjà rendues. Zuliani voulut conduire Orio jusqu’à sa chambre ; il pensait qu’il avait la fièvre, et craignait qu’il ne tombât dans l’escalier.

— Laisse-moi ! va-t-en ! dit Orio en l’arrêtant sur le seuil de son appartement. J’ai assez de toi.

— C’est bien réciproque, dit Zuliani en entrant malgré lui. Mais il faut que je me débarrasse de cet or, et que nous fassions notre partage.

— Prends tout ! Laisse-moi ! reprit Soranzo. Épargne-moi la vue de cet or ; je le déteste ! Je ne sais vraiment plus à quoi cela peut servir !

— Baste ! à tout ! s’écria Zuliani.

— Si on pouvait acheter seulement le sommeil ! dit Orio d’un ton lugubre. Et, prenant le bras de son camarade, il le mena jusqu’à un coin de sa chambre, où Naam, drapée dans un grand manteau de laine blanche, et couchée sur une peau de panthère, dormait si profondément, qu’elle n’avait pas entendu rentrer son maître. Regarde ! dit Orio à Zuliani.

— Qu’est-ce que cela ? reprit l’autre ; ton page égyptien ? Si c’était une femme, je te l’aurais déjà volée ; mais que veux-tu que j’en fasse ?