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tirades d’Eschyle ou d’Euripide. Vers le siècle d’Alexandre, des acteurs de profession remplirent cet office à la table des riches, et surtout dans les festins royaux. Le grand tragédien Néoptolème, qui assistait au banquet qui précéda l’assassinat de Philippe de Macédoine, récita, sur l’invitation de ce prince, quelques fragmens de tragédies. Alexandre, à son dernier festin entra en lice avec des acteurs tragiques et déclama un épisode entier de la tragédie d’Andromède. Denys l’Ancien lisait à sa table des poèmes et des tragédies de sa composition, et les envoyait ensuite au concours soit à Olympie, soit à Athènes. Aristote avait probablement en vue ces récitations, lorsqu’il remarquait dans sa Poétique que la tragédie peut, aussi bien que l’épopée, se passer de la mise en scène et plaire, lors même qu’elle n’est que récitée ou lue.

L’usage d’exécuter pendant les repas les pièces des grands maîtres se répandit jusque dans les cours barbares. Artabase ou Artavasde, ou Ortoadiste[1], roi d’Arménie, qui avait composé, dit-on, des tragédies, des harangues et des histoires en grec, faisait représenter les pièces d’Euripide dans son palais. L’histoire nous a conservé, à propos de ces représentations conviviales, une anecdote bien faite pour nous frapper. Lorsque Crassus entreprit son imprudente expédition contre les Parthes, Artabase était en guerre avec eux ; mais s’étant réconcilié avec Hyrodès ou Orodès, leur roi, et ayant marié sa sœur au fils de ce prince, il l’invita à venir en Arménie. Là, les deux monarques se donnèrent de grands festins, souvent accompagnés de représentations en langue grecque, car Orodès n’était pas plus étranger que son hôte à la langue et à la littérature helléniques. Or, Crassus étant tombé dans les embûches que lui avait tendues Suréna, général des Parthes, et ayant perdu son armée et la vie, Suréna fit porter en Arménie la tête et la main de Crassus, par un de ses lieutenans, nommé Sillacès, et par le soldat qui avait tué le général romain. Cette funèbre ambassade se présenta à la porte de la salle où dînait Orodès, au moment où un célèbre acteur tragique, Jason de Tralles, récitait la scène de Penthée et d’Agavé, dans les Bacchantes d’Euripide, à la grande admiration de l’assemblée. Tout à coup Sillacès est introduit ; il adore le monarque et fait rouler au milieu de la salle la tête de Crassus. À cette vue, les Parthes battent des mains et poussent des cris de victoire. Les officiers du roi font asseoir Sillacès au banquet. Alors Jason, remettant à un des choreutes les habits de Penthée et prenant à leur place ceux d’Agavé, saisit la tête de Crassus, et, avec la fureur d’une véritable bacchante, chanta, plein d’enthousiasme, les vers où Agavé, descendant des montagnes et portant au bout d’un thyrse la tête de son fils, qu’elle prend pour celle d’un jeune lion, s’écrie :

« Nous rapportons de la montagne une proie glorieuse… c’est un lionceau que nous venons de terrasser… »
  1. Justin., Hist., lib. XLII, cap. ii § 6.