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établir sur-le-champ une égalité entière entre les blancs et les noirs ? Oui, je le déclare, ce motif (et il n’est pas seul) suffirait pour m’empêcher de recourir aux affranchissemens généraux.

C’est dire assez que je ne puis adhérer ni au système de tutelle avec engagemens à terme, recommandé par la Société de la Morale chrétienne, ni au système des curatelles, proposé depuis, ni même au système de métayage, présenté avec tant d’autorité et de science par M. de Sismondi. Oui, tout en reconnaissant les services que peut rendre le contrat libre de métayer, substitué à l’esclavage ; tout en admettant la convenance qu’il y aurait à faciliter ce genre de convention entre l’ancien maître et le nouvel affranchi, je ne puis me résigner à le rendre obligatoire, parce que ce serait restreindre la liberté, et que rien ne me paraît plus dangereux.

Ce serait assez, pour justifier cette répugnance, de ce qui se passe de nos jours dans nos propres colonies. Là, on n’accordait autrefois que des libertés incomplètes. L’esclave affranchi ne montait pas au niveau du blanc ; il ne jouissait pas des mêmes droits et des mêmes prérogatives. Qu’en est-il résulté ? Que la classe de couleur, méprisée par la classe blanche, cherchait à se distinguer de la classe noire, en repoussant les travaux qui auraient semblé fortifier une assimilation conservée implicitement par les lois. En abrogeant ces lois, en rétablissant l’égalité absolue, on a plus fait qu’on ne se l’imagine pour la bonne harmonie des races, pour la conservation du travail dans nos îles, et pour la solution future du problème d’émancipation.

Examinez les ressorts les plus intimes de notre nature morale, consultez l’expérience de tous les peuples et de tous les temps, et vous reconnaîtrez ce qu’a de périlleux et d’insensé la concession d’une liberté incomplète, d’une liberté qui marche sans l’égalité. Voilà des hommes à qui vous avez donné des droits, des forces, des moyens d’action qui leur manquaient autrefois, et vous prétendez qu’ils n’useront ni de leurs droits, ni de leurs forces, pour renverser l’impuissante et ridicule barrière placée entre eux et vous, et vous ne craignez pas que leur effort pour la briser ne les entraîne au-delà du but !

Que sera-ce, si ces hommes sont d’une autre race que vous ; si l’injure ne s’adresse plus aux individus, mais à la race ; si votre loi ne signifie plus seulement : « Tu ne seras pas mon égal, parce que tu as été esclave ; » mais « tu ne seras pas mon égal, parce que tu es noir ! » Que sera-ce si vous parquez ainsi, si vous réunissez contre vous ces hommes, qui seront redoutables tant qu’ils ne vous seront pas assimilés !

Je comprends que l’inégalité ait pu se maintenir à Saint-Domingue. Tous sont de la même race ; le propriétaire est noir comme le travailleur. Bien plus, tous ont été esclaves. Dès-lors, rien d’injurieux dans les institutions établies par la loi, parce qu’elles ne sont fondées sur aucune distinction originelle et ineffaçable. Point de barrière à renverser, parce que tous peuvent monter au rang de propriétaire, parce que tous peuvent descendre au rang de travailleurs. Mais chez nous, classer les affranchis, c’est les ranger en ba-