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sans fatigue, la chasse, la pêche, le défrichement d’un coin de terre suffisant à l’entretien d’une famille. Partout où existent de semblables refuges, il est bien difficile d’empêcher la dispersion, d’abolir la servitude sans abolir le travail. L’éducation morale et religieuse des nègres serait loin d’écarter entièrement de tels périls.

Lorsqu’au contraire il n’existe pas un seul arpent qui n’ait son propriétaire, la dispersion devient impossible ; le travail forcé survit nécessairement à l’esclavage ; les nouveaux libres restent à la discrétion de leurs anciens maîtres, qui peuvent les rançonner à leur gré, et qui fixent le taux de leur salaire, de façon à ce qu’ils soient obligés, pour vivre, de travailler autant d’heures que s’ils étaient encore esclaves.

C’est précisément ce qui est arrivé à Antigues. Le jour même où ils abolissaient l’apprentissage, les planteurs établissaient d’un commun accord le tarif qu’il leur était permis d’imposer. Ils fixaient à 1 shelling 9 deniers par jour le salaire des ouvriers employés aux sucreries. Il en résultait qu’en travaillant un peu plus de quatre jours, ceux-ci gagnaient leur nourriture de la semaine (les propriétaires fournissant d’ailleurs l’habitation, le jardin et les frais de maladies). Le travail se renferma sur-le-champ dans les limites établies par le tarif. Il fut impossible d’appeler sur les plantations les affranchis qui avaient assuré leur subsistance, et les propriétaires effrayés eurent recours au moyen unique, mais puissant, dont ils disposent encore pour maintenir le travail sur l’ancien pied. Ils annoncèrent l’intention d’abaisser les salaires. Cette simple menace ramena la plupart des nègres. Mais on pense qu’il sera nécessaire de la réaliser bientôt, et de contraindre, par le besoin, ceux qu’on ne peut plus contraindre par le fouet.

Je conclus, d’une part, que le succès n’est pas aussi complet à Antigues qu’on l’a prétendu ; de l’autre, qu’il est dû, en dépit des dispositions du bill et de la généralité de la mesure, à la préparation tout exceptionnelle que la population noire a reçue, et surtout à la circonstance matérielle qui livre cette dernière à la merci de ses anciens maîtres.

Je suis d’autant plus autorisé à considérer ce dernier fait comme le plus important et le plus décisif, qu’à la Barbade, où les mêmes soins n’ont pas été donnés à l’éducation religieuse et morale des esclaves, la possession par les blancs de toutes les terres cultivables a suffi pour amener des résultats presque aussi satisfaisans.

Là, comme à Antigues, les noirs se sentent condamnés pour toujours à la condition de prolétaires et de travailleurs ; comme à Antigues, la valeur des propriétés s’accroît, ou tout au moins se maintient. Seulement les colons de la Barbade n’ont pas été jusqu’à l’abolition immédiate de l’apprentissage, et quelques troubles, qui ont suivi la promulgation du bill, ont établi, entre les deux îles, une différence dont il est juste d’accuser le défaut de préparation morale dans la seconde.

À Saint-Christophe, la période d’apprentissage n’a été signalée jusqu’ici