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des actes plus ou moins imprévoyans par lesquels les états du nord de l’Union, et plusieurs républiques américaines, ont aboli l’esclavage dans leur sein ; je n’ai devant moi que trois grandes expériences : celle du christianisme, celle de la convention, et celle, encore inachevée, de l’Angleterre.

La première est bien connue, et ne peut être invoquée contre mon opinion, puisqu’elle s’est exclusivement opérée par les affranchissemens individuels. On sait que les chartes de liberté du moyen-âge étaient toutes personnelles, et j’ajouterai qu’il ne pouvait en être autrement. Il est de l’essence du christianisme de s’adresser à chaque homme en particulier, de pénétrer les consciences une à une, et de préférer le moyen lent de la conversion successive des ames aux modifications législatives qui agissent sur les masses et soumettent les résistances isolées. Il est de l’essence du christianisme d’accepter toutes les formes politiques et sociales, de ne pas les attaquer de front, mais de changer peu à peu les mœurs, en sorte que les libertés publiques naissent un jour de ces dogmes qui avaient accepté le despotisme, en sorte que l’abolition de la servitude est la conséquence naturelle de cette foi, qui avait poussé le respect des institutions serviles jusqu’à déposer un évêque esclave.

Voilà la marche du christianisme. Aussi rien ne ressemble moins à un affranchissement général que cette prudente initiation des hommes d’alors aux principes et aux habitudes de l’égalité. D’abord le christianisme s’occupe des affranchis ; il oublie leur ancienne condition ; il en fait des diacres, des prêtres ; il efface les distinctions humiliantes. Puis, il fait aux esclaves une famille ; il consacre leur mariage par des cérémonies solennelles. Les esclaves sortent ainsi de la classe des choses, ils redeviennent hommes ; et, de ce moment, la loi civile s’empare de la révolution que le christianisme a commencée. Elle reconnaît entre leurs maîtres et eux des contrats de métayage, impossibles sous l’empire des vieilles idées ; elle détruit enfin la servitude personnelle, et de l’esclave elle fait un serf.

Si le christianisme a procédé par affranchissemens individuels, la convention n’a pas suivi la même marche ; c’est en un seul article, et en un article fort simple, fort court, qu’elle a proclamé la suppression de l’esclavage. Il est vrai qu’une autre loi, dans un autre article également simple et court, donne à la fois le commentaire le plus clair de la première, et le résumé le plus admirable de ses résultats.

Le décret du 18 pluviôse an II avait dit : « L’esclavage est aboli dans toutes les colonies françaises. »

Un an plus tard, la loi du 5 thermidor an III ajoutait : « Dans toutes les colonies françaises les cultivateurs seront tenus de continuer leurs cultures. »

J’ai voulu signaler ce rapprochement dès l’abord, pour appeler l’attention sur la véritable portée de l’affranchissement général proclamé en l’an II. Nous allons voir qu’il n’a pu donner ce qu’il promettait : la liberté. Nous allons voir que, partout, dans Saint-Domingue libre, comme dans la Guiane gouvernée de loin par la France, comme dans la Martinique et la Guadeloupe, avant l’invasion des Anglais, partout, on comprit que la liberté ainsi proclamée