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et des esclaves, avec les justes impatiences de l’opinion. Elle me dit que les affranchissemens généraux ne sont pas moins lents, quand on les prépare ; que, d’ailleurs, le temps est, dans les affaires humaines, un puissant élément de succès ; qu’il faut savoir s’en servir, et ne pas prétendre à faire en un jour, aux Antilles, ce que l’antiquité et le moyen-âge ont mis des siècles à accomplir parmi nous.

Mais on adresse aux affranchissemens individuels un autre reproche, au moins singulier, le reproche d’imprudence. On les accuse de compromettre le principe même qu’ils ont mission de garantir. On peint cette inquiétude vague qu’excite la présence des nouveaux libres parmi ceux qui ne le sont pas encore, ces espérances qui peuvent devenir des exigences, ce relâchement général de tous les liens, cette condamnation publique de la servitude. On s’écrie qu’un tel état de choses ne peut durer, et que le désordre moral, introduit dans les sentimens, dans les idées, dans les habitudes, ne peut amener qu’un résultat, le désordre matériel.

Bien que ce tableau soit exagéré, je conviendrai sans détour que les affranchissemens individuels doivent altérer le respect dont l’autorité des maîtres a été environnée autrefois. J’en conviendrai, mais en ajoutant que tous les systèmes produisent nécessairement le même effet, et qu’aucun ne le produit à un degré moindre que celui dont il est ici question, par cela seul qu’il organise les moyens légitimés d’atteindre à cette liberté, qu’il présente aux yeux des esclaves, et que jamais (notre expérience journalière le prouve), on n’envahit par la violence ce qu’on peut obtenir par les voies légales. Non, je ne connais pas de moyen de supprimer l’esclavage sans le discréditer ; je ne connais pas de moyen d’accomplir une révolution immense sans ébranler les anciens principes. Mais je connais deux moyens infaillibles de convertir en une commotion funeste cet inévitable ébranlement. Le premier consiste à suivre la marche adoptée jusqu’à présent dans nos îles, à accorder assez de liberté, par les affranchissemens volontaires, pour éveiller des besoins de changement, et trop peu pour donner satisfaction à ces besoins ; à faire naître des espérances, sans présenter en même temps les moyens de les réaliser ; à produire le mal sans apporter le remède. Le second consiste à annoncer une émancipation générale, une émancipation qui promet la liberté à jour fixe, qui la promet sans exiger de garanties, comme un droit, non comme une récompense.

En vérité, rien ne me surprend plus que la prétention de ceux qui préconisent ce dernier système comme le moins aventureux et le plus sûr. Qu’on l’attribue à un mouvement irrésistible de justice ou de générosité, j’y consens, quoique je sois disposé à en trouver la source dans un sentiment moins noble, dans cette faiblesse de cour, qui, plus capable d’un grand sacrifice que d’un effort continu, nous porte à en finir au plus vite avec les difficultés dont la solution prévoyante exigerait trop de soins et de persévérance, et peut-être aussi dans la vanité nationale, qui trouve mieux son compte à une révolution éclatante qu’à une transformation progressive et inaperçue. Mais