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avec son esclave apprit à Soranzo que Frémio ne parlerait plus. Il était assis sur la terrasse, les jambes pendantes, les bras enlacés aux barreaux de la balustrade, la tête penchée, les yeux fixes.

— Est-il déjà ivre ? dit Léontio. — Oui, et tant mieux, répondit le lieutenant. Terminons nos affaires sans lui. Il essaya de lire ce que Léontio écrivait ; sa vue se troubla. — Ceci est étrange, dit-il en portant sa main à son front ; moi aussi, je suis ivre. Messer Soranzo, ceci est une infamie ; vous nous servez du vin qu’on ne peut boire sans perdre aussitôt la force de savoir ce qu’on fait… Je ne signerai rien avant demain matin. — Il retomba sur sa chaise, les yeux fixes, les lèvres violettes, les bras étendus sur la table.

— Qu’est-ce ? dit Léontio en se retournant et en le regardant avec effroi ; seigneur gouverneur, ou je n’ai jamais vu mourir personne, ou cet homme vient de rendre l’ame. — Et vous allez en faire autant, seigneur commandant, lui dit Orio en se levant et en lui arrachant la plume et le papier. Dépêchez-vous d’en finir, car il n’est plus d’espoir pour vous, et nos comptes sont réglés. — Léontio avait avalé seulement quelques gouttes de vin ; mais la terreur aida à l’effet du poison, et lui porta le coup mortel. Il tomba sur ses genoux, les mains jointes, l’œil égaré et déjà éteint. Il essaya de balbutier quelques paroles. — C’est inutile, lui dit Orio en le poussant sous la table ; votre ruse ici ne servira plus de rien. Je sais bien que votre marché était déjà fait, et que, plus habile que ces deux-là, vous trahissiez d’un côté la république, pour avoir part à notre butin, et, de l’autre, vos complices, afin de vous réconcilier avec la république en nous envoyant aux Plombs. Mais pensez-vous qu’un homme comme moi veuille céder la partie à un homme comme vous ? Allons donc ! Le vautour qui combat est fait pour s’envoler, et la chenille qui rampe pour être écrasée. C’est le droit divin qui l’ordonne ainsi. Adieu, brave commandant, qui me faisiez passer pour fou. Lequel de nous deux l’est le plus à cette heure ?

Léontio essaya de se relever ; il ne le put, et se traîna au milieu de la chambre, où il expira en murmurant le nom d’Ezzelin. Fut-ce l’effet du remords ? la vision sanglante lui apparut-elle à son dernier instant ?

Orio et Naam rassemblèrent les trois cadavres, et les entassèrent sous la table, qu’ils renversèrent dessus avec les nappes et les meubles ; puis Orio prit un flambeau, et mit le feu à ce monceau, après avoir fermé les fenêtres. Orio, s’éloignant alors, dit à Naam de rester à la porte jusqu’à ce qu’elle eût vu les cadavres, la table et tous les