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L’USCOQUE.

deux cadavres. Un silence affreux a régné entre ces deux criminels depuis qu’ils ont quitté la grève pour monter sur la barque. Pendant et après l’assassinat ils n’ont point échangé une parole. — Allons ! tout va bien, du courage, dit Soranzo à Naam, dont il entend les dents claquer. — Naam essaie en vain de répondre ; sa gorge est serrée. Elle ne perd cependant ni sa résolution, ni sa présence d’esprit. Elle remonte l’échelle et rentre avec Orio dans la tour. Alors elle allume un flambeau, et leurs regards se rencontrent. Leurs figures livides, leurs habits teints de sang leur causent tant d’horreur, qu’ils s’éloignent l’un de l’autre et craignent de se toucher. Mais Orio s’efforce de raffermir par son audace le courage ébranlé de Naam.

— Ceci n’est rien, lui dit-il. La main qui a frappé le tigre tremblera-t-elle devant l’agonie des animaux vils.

Naam, toujours muette, lui fait signe de ne pas rappeler cette image. Elle n’a eu ni regret, ni remords du meurtre du pacha, mais elle ne peut supporter qu’on lui retrace ce souvenir. Elle se hâte de changer de vêtement, et tandis qu’Orio imite son exemple, elle prépare la table pour le souper. Bientôt les convives frappent doucement à la porte. Elle les introduit. Ils s’étonnent de ne voir aucun serviteur occupé au service du repas. — J’ai des communications importantes à vous faire, leur dit Orio, et le secret de notre entretien ne souffre pas de témoins inutiles. Ces fruits et ce vin suffiront pour une collation qui n’est ici qu’un prétexte. Le temps n’est pas venu de se livrer au plaisir. C’est dans la belle Venise, au sein des richesses et à l’abri des dangers, que nous pourrons passer les nuits en de folles orgies. Ici il s’agit de régler nos comptes et de parler d’affaires. Naam, donne-nous des plumes et du papier. Mezzani, vous serez le secrétaire, et Frémio fera les calculs. Léontio, versez-nous du vin à tous pendant ce temps.

Dès le commencement, Frémio éleva des prétentions injustes, et soutint que Léontio ne lui avait pas donné une reconnaissance exacte des valeurs déposées par lui sur la galère. Orio feignit d’écouter leur débat avec l’attention d’un juge intègre. Au moment où ils étaient le plus échauffés, le renégat, qui s’exprimait avec difficulté, et dont le langage grossier faisait sourire de mépris les autres convives, se troubla de dépit et de honte, et but à plusieurs reprises pour se donner de l’audace ; mais ses paroles devinrent de plus en plus confuses, et frappant du pied avec rage, il quitta la dispute, et passa sur le balcon. Naam le suivit des yeux. Au bout d’un instant, et comme la dispute continuait entre Léontio et Mezzani, un regard échangé