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L’USCOQUE.

à Ezzelin, d’un ton qui cette fois semblait l’avertir qu’il les accepterait en pure perte, il lui demanda quelles étaient ses intentions pour le lendemain.

— Mon intention, répondit le comte, est de partir dès le point du jour pour Corfou, et je rends grace à votre seigneurie de ses offres. Je n’ai besoin d’aucune escorte, et ne crains pas une nouvelle attaque des pirates. J’ai vu aujourd’hui ce que je devais attendre d’eux, et tels que je les connais, je les brave.

— Vous me ferez du moins l’honneur, dit Soranzo, d’accepter pour cette nuit l’hospitalité dans ce château ; mon propre appartement vous a été préparé…

— Je ne l’accepterai pas, messer, répondit le comte. Je ne me dispense jamais de coucher à mon bord, quand je voyage sur les galères de la république.

Orio insista vainement. Ezzelin crut devoir ne point céder. Il prit congé de Giovanna, qui lui dit à voix basse, tandis qu’il lui baisait la main : « Prenez garde à mon rêve ! soyez prudent ! » Puis elle ajouta tout haut : « Faites mon message fidèlement auprès d’Argiria. » Ce fut la dernière parole qu’Ezzelin entendit sortir de sa bouche. Orio voulut l’accompagner jusqu’à la poterne du donjon, et il lui donna un officier et plusieurs hommes pour le conduire à son bord. Toutes ces formalités accomplies, tandis que le comte remontait sur sa galère, Orio Soranzo se traîna dans son appartement, et tomba épuisé de fatigue et de souffrance sur son lit.

Naam ferma les portes avec soin, et se mit à panser sa main brisée.


L’abbé s’arrêta, fatigué d’avoir parlé si long-temps. Zuzuf prit la parole à son tour, et, dans un style plus rapide, il continua à peu près en ces termes l’histoire de l’Uscoque :


— Laisse-moi, Naam, laisse-moi ! tu épuiserais en vain sur cette blessure maudite le suc de toutes les plantes précieuses de l’Arabie, et tu dirais en vain toutes les paroles cabalistiques dont une science inconnue t’a révélé les secrets : la fièvre est dans mon sang, la fièvre du désespoir et de la fureur ! Eh quoi ! ce misérable, après m’avoir ainsi mutilé, ose encore me braver en face et me jeter l’insulte de son ironie ! et je ne puis aller moi-même châtier son insolence, lui arracher la vie et baigner mes deux bras jusqu’au coude dans son sang ! Voilà le topique qui guérirait ma blessure et qui calmerait ma fièvre !

— Ami, tiens-toi tranquille, prends du repos, si tu ne veux mourir.