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même l’amiral nous enverrait douze galères, dit-il, ses douze galères ne pourraient rien contre des adversaires insaisissables. Nous aurions encore ici tout ce qu’il nous faudrait pour les réduire, si nous étions dans une situation qui nous permît de faire usage de nos forces. Mais quand mon digne oncle m’a envoyé ici, il n’a pas prévu que j’y serais captif au milieu des écueils, et que je ne pourrais exécuter aucun mouvement sur des bas-fonds parmi lesquels de minces embarcations peuvent seules se diriger. Nous n’avons ici qu’une manœuvre possible, c’est de gagner le large, et d’aller promener nos navires sur des eaux où jamais les pirates ne se hasardent à nous attendre. Quand ils ont fait leur coup, ils disparaissent comme des mouettes ; et pour les poursuivre parmi les récifs, il faudrait, non-seulement connaître cette navigation difficile comme eux seuls peuvent la connaître, mais encore être équipés comme eux, c’est-à-dire avoir une flottille de chaloupes et de caïques légères, et leur faire une guerre de partisans, semblable à celles qu’ils nous font. Croyez-vous que ce soit une chose bien aisée, et que du jour au lendemain on puisse s’emparer d’un essaim d’ennemis qui ne se pose nulle part ?

— Peut-être votre seigneurie le pourrait-elle si elle le voulait bien, dit Ezzelino avec un entraînement douloureux ; n’est-elle pas habituée à réussir du jour au lendemain dans toutes ses entreprises ?

— Giovanna, dit Orio avec un sourire un peu amer, ceci est un trait dirigé contre vous au travers de ma poitrine. Soyez moins pâle et moins triste, je vous en supplie, car le noble comte, notre ami, croira que c’est moi qui vous empêche de lui témoigner l’affection que vous lui devez et que vous lui portez. Mais, pour en revenir à ce que nous disions, ajouta-t-il d’un ton plein d’aménité, croyez, mon cher comte, que je ne m’endors pas dans le danger, et que je ne m’oublie point ici aux pieds de la beauté. Les pirates verront bientôt que je n’ai point perdu mon temps, et que j’ai étudié à fond leur tactique et exploré leurs repaires. Oui, grâce au ciel et à ma bonne petite barque, à l’heure qu’il est, je suis le meilleur pilote de l’archipel d’Ionie, et… Mais, ajouta Soranzo en affectant de regarder autour de lui, comme s’il eût craint la présence de quelque serviteur indiscret, vous comprenez, seigneur comte, que le secret est absolument nécessaire à mes desseins. On ne sait pas quelles accointances les pirates peuvent avoir dans cette île avec les pêcheurs et avec les petits trafiquans qui nous apportent leurs denrées des côtes de Morée et d’Étolie. Il ne faut que l’imprudence d’un domes-