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L’USCOQUE.

de leurs victimes dans des crânes humains, afin de s’aguerrir contre toute pitié. Quand ils recevaient un transfuge et l’enrôlaient à leur bord, ils le soumettaient à cette atroce cérémonie, afin d’éprouver s’il lui restait quelque instinct d’humanité ; et s’il hésitait devant cette abomination, on le jetait à la mer. On sait qu’en un mot, la manière de faire la flibuste est, pour les uscoques, de couler bas leurs prises, et de ne faire grâce ni merci à qui que ce soit. Jusqu’ici les Missolonghis s’étaient bornés, dans leurs pirateries, à piller les navires ; et quand les prisonniers se rendaient, ils les emmenaient en captivité et spéculaient sur leur rançon. Aujourd’hui les choses se passent autrement : quand un navire tombe dans leurs mains, tous les passagers, jusqu’aux enfans et aux femmes, sont massacrés sur place, et il ne reste même pas une planche flottant sur l’eau pour aller porter la nouvelle du désastre à nos rivages. Nous voyons bien les navires partir de la côte d’Italie, passer dans nos eaux, mais on ne les voit point débarquer sur celles du Levant, et ceux que la Grèce envoie vers l’occident, n’arrivent jamais à la hauteur de nos îles. Soyez-en certain, seigneur comte, le terrible pirate au turban rouge, que l’on voit rôder d’écueil en écueil, et que les pêcheurs du promontoire d’Azio ont nommé l’Uscoque, est bien un véritable uscoque, de la pure race des égorgeurs et des buveurs de sang.

— Que le chef de bandits que j’ai vu aujourd’hui soit uscoque ou de tout autre sang, dit le jeune comte, je lui ai arrangé la main droite à la vénitienne, comme on dit. Au premier abord, il m’avait paru déterminé à prendre ma vie ou à me laisser la sienne ; cependant cette blessure l’a fait reculer, et cet homme invincible a pris la fuite.

— A-t-il pris vraiment la fuite ? dit Soranzo avec une incroyable indifférence. Ne pensez-vous pas plutôt qu’il allait chercher du renfort ? Quant à moi, je crois que votre seigneurie a très bien fait de venir mettre sa galère à l’abri de la nôtre, car les pirates sont à cette heure un fléau terrible, inévitable.

— Je m’étonne, dit Ezzelin, que messer Francesco Morosini, connaissant la gravité de ce mal, n’ait point songé encore à y porter remède. Je ne comprends pas que l’amiral, sachant les pertes considérables que votre seigneurie a éprouvées, n’ait point envoyé une galère pour remplacer celle qu’elle a perdue, et pour la mettre à même de faire cesser d’un coup ces affreux brigandages.

Orio haussa les épaules à demi, et d’un air aussi dédaigneux que pouvait le permettre l’exquise politesse dont il se piquait. — Quand