Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/592

Cette page a été validée par deux contributeurs.
588
REVUE DES DEUX MONDES.

ni l’autre de ces territoires ne forme un tout continu et homogène. Les deux races sont entremêlées sur toute la surface de la régence, la race arabe embrassant l’autre, comme la plus nombreuse, et les territoires des Kabaïles étant enclavés comme autant d’îles dans ceux qu’elle occupe.

Quoique les Kabaïles soient très peu connus, on en sait assez cependant pour affirmer qu’indépendamment de la différence de race et de langue, entre eux et les Arabes il en existe une autre, celle de génie et de civilisation. Les Arabes, en général, sont plutôt pasteurs qu’agriculteurs. Ils labourent, il est vrai, mais seulement de faibles portions de terrain, et en passant, car leur instinct s’oppose à ce qu’ils se fixent. Chaque tribu voyage dans l’enceinte de son territoire, plantant chaque année ses tentes sur des points différens. Les Kabaïles, au contraire, sont des peuples agriculteurs ; ils ne vivent pas sous des tentes, ils ont des demeures et des cultures fixes ; leur industrie est moins bornée : ils travaillent le fer, fabriquent des armes, de la poudre et des étoffes. De là, sur leur territoire, des villages composés de maisons comme en Europe, et même une ou deux villes assez peuplées qu’on assure exister dans les montagnes, mais dans lesquelles les Européens n’ont jamais pénétré. Les Arabes, sauf quelques tribus qu’ont séduites à l’agriculture la fertilité des terrains qu’elles occupent et le voisinage des villes, en sont donc encore à la vie pastorale et aux arts les plus grossiers et les plus indispensables à la vie, tandis que les Kabaïles, probablement dès l’époque romaine, ont franchi ce degré de la civilisation, et ont atteint le degré supérieur ; ce qui aide à comprendre la profonde séparation qui n’a jamais cessé d’exister entre les deux races.

Tout semble indiquer que la puissante hostilité qui, pendant des siècles, anima l’une contre l’autre ces deux populations, s’est affaiblie et a depuis long-temps cessé de se traduire par l’état de guerre. Cette pacification a dû être un des effets de la conquête turque. Réduits par l’arrivée de ces nouveaux-venus au rôle de peuple conquis, les Arabes ont dû se rapprocher des Kabaïles, et ceux-ci oublier, dans une haine commune contre les nouveaux conquérans, leurs griefs contre les anciens, condamnés comme eux à défendre leur indépendance. Depuis trois cents ans, les deux races arabe et kabaïle se sont donc rapprochées ; non-seulement elles vivent en paix, mais dans une sorte d’amitié. Ce rapprochement toutefois ne va point jusqu’au mélange ; tout est demeuré profondément distinct entre elles : territoire, nationalité, civilisation. Un Arabe n’épouse point une Ka-