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LETTRES SUR L’ÉGYPTE.

européen exige, comme on sait, un grand développement industriel ; et c’est précisément ce fait, d’une portée immense, qui rend chaque jour la guerre plus impossible. Or, dès l’instant que Mohammed-Ali eut résolu d’adopter ce système, il sentit la nécessité, ou bien d’être tributaire des nations occidentales pour son matériel militaire, ou de le créer lui-même.

D’abord il demanda à l’industrie européenne les produits militaires tout confectionnés ; il acheta des cargaisons de fusils, de sabres, de gibernes ; il acheta de l’artillerie et des navires de guerre tout armés. Mais bientôt il comprit que, pour être indépendant, il lui fallait des tacticiens nationaux et un matériel militaire fabriqué en Égypte. Il envoya en Europe de jeunes Arabes apprendre les mathématiques, le génie militaire, l’art de fondre les canons. Il fonda des écoles d’artillerie, de cavalerie. Il avait besoin de chirurgiens pour ses régimens ; il fonda une école de chirurgie et de médecine. Il avait besoin de draps pour habiller ses troupes, de tarbouchs pour les coiffer ; il établit une manufacture de draps et une fabrique de tarbouchs. Il avait besoin de cuirs et de peaux pour le fourniment militaire ; il établit une tannerie au Vieux-Caire et une autre à Rosette. Avec l’aide de quelques ouvriers européens, il organisa des fonderies de canons, des fabriques de fusils, de sabres, de gibernes, de havresacs, d’instrumens de musique militaire, de salpêtre et de poudre, enfin de tous les objets nécessaires à la guerre, telle qu’on la fait en Europe. Ce n’est pas tout ; il créa un arsenal, des chantiers de construction, des écoles de marine, et des vaisseaux à trois ponts furent lancés dans le port d’Alexandrie. C’est ainsi que Mohammed-Ali, pour avoir une armée de terre et de mer, a été obligé d’avoir des chantiers, des ateliers, des fabriques et des écoles ; car aujourd’hui le soldat ne peut exister que par l’ouvrier et le savant, et les victoires des princes ne sont que les triomphes de la science et de l’industrie.

Il est donc vrai que Mohammed-Ali a fait principalement servir l’industrie européenne à la guerre. Mais, quand on lui reproche cette politique, il répond : 1o qu’en Orient, le principe de la force étant encore prépondérant, et consacré par la religion même, il devait, avant tout, s’entourer d’une force imposante, pour réprimer les ambitions rétrogrades et faire face aux préjugés qui ne manqueraient pas de se soulever contre lui ; 2o que cette force, il l’a trouvée naturellement dans le système militaire européen ; 3o que l’adoption de ce système a amené deux résultats très avantageux : le premier a été d’établir l’unité de pouvoir, la sécurité du pays, une certaine homogénéité nationale dans le peuple égyptien ; le second, d’initier et de façonner ce peuple à une industrie bien supérieure à la sienne. Nous laissons apprécier cette justification aux hommes politiques ; toutefois, en supposant qu’elle soit admise, il resterait toujours ce fait important, que Mohammed-Ali paraît avoir exagéré le moyen même de civilisation qu’il employait, et tendu outre mesure le ressort dont il se servait pour pousser son peuple dans la voie du progrès.