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mon rocher, je vis sortir d’une barque un soldat turc accompagné d’un jeune garçon vêtu comme lui. Au premier mouvement que fit le soldat, je reconnus Orio, et je descendis en courant pour me jeter dans ses bras ; mais le regard qu’il attacha sur moi fit refluer tout mon sang vers mon cœur, et le froid de la mort s’étendit sur tous mes membres. Je fus plus bouleversée et plus épouvantée que le jour où je l’avais vu pour la première fois, et comme ce jour-là je tombai évanouie : il me semblait avoir vu sur son visage la menace, l’ironie et le mépris à leur plus haute puissance. Quand je revins à moi, je me trouvai dans ma chambre sur mon lit. Orio me soignait avec empressement, et ses traits n’avaient plus cette expression terrifiante devant laquelle mon être tout entier venait de se briser encore une fois. Il me parla avec tendresse et me présenta le jeune homme qui l’accompagnait, comme lui ayant sauvé la vie et rendu la liberté, en lui ouvrant les portes de sa prison durant la nuit. Il me pria de le prendre à mon service, mais de le traiter en ami bien plus qu’en serviteur. J’essayai de parlera à Naama, c’est ainsi qu’il appelle ce garçon, mais il ne sait point un mot de notre langue. Orio lui dit quelques mots en turc, et ce jeune homme prit ma main et la mit sur sa tête en signe d’attachement et de soumission.

Pendant toute cette journée, je fus heureuse, mais dès le lendemain Orio s’enferma dans son appartement, et je ne le vis que le soir, si sombre et si farouche, que je n’eus pas le courage de lui parler. Il me quitta après avoir soupé avec moi. Depuis ce temps, c’est-à-dire depuis deux mois, son front ne s’est point éclairci. Une douleur ou une résolution mystérieuse l’absorbe tout entier. Il ne m’a témoigné ni humeur, ni colère ; il s’est donné mille soins, au contraire, pour me rendre agréable le séjour de ce donjon, comme si, hors de son amour et de son indifférence, quelque chose pouvait m’être bon ou mauvais ! Il a fait venir des ouvriers et des matériaux de Céphalonie pour me construire à la hâte cette demeure ; il a fait venir aussi des femmes pour me servir, et, au milieu de ses préoccupations les plus sombres, jamais il n’a cessé de veiller à tous mes besoins et de prévenir tous mes désirs. Hélas ! il semble ignorer que je n’en ai qu’un réel sur la terre, c’est de retrouver son amour. Quelquefois… bien rarement ! il est revenu vers moi, plein d’amour et d’effusion en apparence. Il m’a confié qu’il nourrissait un projet important ; que, dévoré de vengeance contre les infidèles qui ont massacré son escorte, pris sa galère, et qui maintenant viennent exercer leurs pirateries