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L’USCOQUE.

d’un Turc ou une vague de la mer ne viendra pas nous séparer à jamais ? Et vous-même, pouvez-vous assurer que demain vous m’aimerez comme aujourd’hui ? » Un vague pressentiment vous faisait ainsi parler sans doute, et vous disait de vous hâter. Un pressentiment plus vague encore m’empêchait de céder, et me disait d’attendre. Attendre quoi ? Je ne le savais pas ; mais je croyais que l’avenir me réservait quelque chose, puisque le présent me laissait désirer.

— Vous aviez raison, dit le comte, l’avenir vous réservait l’amour.

— Sans doute, reprit Giovanna avec amertume, il me réservait un amour bien différent de ce que j’éprouvais pour vous. J’aurais tort de me plaindre, car j’ai trouvé ce que je cherchais. J’ai dédaigné le calme, et j’ai trouvé l’orage. Vous rappelez-vous ce jour où j’étais assise entre mon oncle et vous ? Je brodais, et vous me lisiez des vers. On annonça Orio Soranzo. Ce nom me fit tressaillir, et en un instant tout ce que j’avais entendu dire de cet homme singulier me revint à la mémoire. Je ne l’avais jamais vu, et je tremblai de tous mes membres, quand j’entendis le bruit de ses pas. Je n’aperçus ni son magnifique costume, ni sa haute taille, ni ses traits empreints d’une beauté divine, mais seulement deux grands yeux noirs pleins à la fois de menace et de douceur, qui s’avançaient vers moi fixes et étincelans. Fascinée par ce regard magique, je laissai tomber mon ouvrage, et restai clouée sur mon fauteuil, sans pouvoir ni me lever, ni détourner la tête. Au moment où Soranzo, arrivé près de moi, se courba pour me baiser la main, ne voyant plus ces deux yeux qui m’avaient jusque-là pétrifiée, je m’évanouis. On m’emporta, et mon oncle, s’excusant sur mon indisposition, le pria de remettre sa visite à un autre jour. Vous vous retirâtes aussi sans comprendre la cause de mon évanouissement.

Orio, qui connaissait mieux les femmes et le pouvoir qu’il avait sur elles, pensa qu’il pouvait bien être pour quelque chose dans mon mal subit : il résolut de s’en assurer. Il passa une heure à se promener sur le canal Azzo, puis se fit de nouveau débarquer au palais Morosini. Il fit appeler le majordome, et lui dit qu’il venait savoir de mes nouvelles. Quand on lui eut répondu que j’étais complètement remise, il monta, présumant, disait-il, qu’il ne pouvait plus y avoir dès-lors d’indiscrétion à se présenter, et il se fit annoncer une seconde fois. Il me trouva bien pâlie, mais embellie, disait-il, par ma pâleur même. Mon oncle était un peu sérieux ; pourtant il le remercia cordialement de l’intérêt qu’il me portait, et de la peine qu’il avait prise de revenir si tôt s’informer de ma santé. Et comme, après ces