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On n’y entendait que le cri des oiseaux de mer qui s’abattaient, à l’entrée de la nuit, par troupes nombreuses, sur les récifs, et les flots qui brisaient solennellement en élevant une grande plainte monotone dans l’espace.

Ce lieu avait été témoin jadis d’une grande scène de gloire et de carnage. Autour de ces écueils Curzolari (les antiques Échinades), l’héroïque bâtard de Charles-Quint, don Juan d’Autriche, avait donné le premier signal de la grande bataille de Lépante et anéanti les forces navales de la Turquie, de l’Égypte et de l’Algérie. La construction du château remontait à cette époque ; il portait le nom de San-Silvio, peut-être parce qu’il avait été bâti ou occupé par le comte Silvio de Porcia, l’un des vainqueurs de la campagne. Sur les parois de la salle, Ezzelin vit, à la dernière lueur du jour, tremblotter les grandes silhouettes des héros de Lépante, peints à fresque assez grossièrement, dans des proportions colossales, et revêtus de leurs puissantes armures de guerre. On y voyait le généralissime Veniers, qui, à l’âge de soixante-seize ans, fit des prodiges de valeur ; le provéditeur Barbarigo, le marquis de Santa-Cruz, les vaillans capitaines Loredano et Malipiero, qui, tous deux, perdirent la vie dans cette sanglante journée ; enfin le célèbre Bragadino, qui avait été écorché vif quelques mois avant la bataille, par ordre de Mustapha, et qui était représenté dans toute l’horreur de son supplice, la tête ceinte d’une auréole de martyr et le corps à demi dépouillé de sa peau. Ces fresques étaient peut-être l’œuvre de quelque soldat artiste, blessé au combat de Lépante. L’air de la mer en avait fait tomber une partie ; mais ce qui en restait avait encore un aspect formidable, et ces spectres héroïques, mutilés et comme flottans dans le crépuscule, firent passer dans l’ame d’Ezzelino des émotions de terreur religieuse et d’enthousiasme patriotique.

Quelle fut sa surprise, lorsqu’il fut tiré de son austère rêverie par les sons d’un luth ! Une voix de femme, suave et pleine d’harmonie, quoiqu’un peu voilée par le chagrin ou la souffrance, vint s’y mêler, et lui fit entendre distinctement ces vers d’une romance vénitienne bien connue de lui :

Vénus est la belle déesse,
Venise est la belle cité.
Doux astre, ville enchanteresse,
Perles d’amour et de beauté,
Vous vous couchez dans l’onde amère
Le soir, comme dans vos berceaux ;
Car vous êtes sœurs, et pour mère
Vous eûtes l’écume des flots.