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L’USCOQUE.

Messer Orio est un homme implacable dans ses vengeances, et si la moindre plainte contre lui partait de cet endroit maudit pour aller frapper l’oreille de l’amiral, il n’est pas jusqu’au dernier mousse parmi ceux qui l’habitent, qui ne ressentît jusqu’à la mort les effets de la colère de Soranzo. Hélas ! la mort n’est rien, c’est une chance de la guerre ; mais vieillir sous le harnais, sans gloire, sans profit, sans avancement, c’est ce qu’il y a de pis dans la vie d’un soldat ! Qui sait comment l’illustre Morosini accueillerait une plainte contre son neveu ? Ce n’est pas moi qui me mettrai dans le plateau d’une balance avec un homme comme Orio Soranzo dans l’autre !

— Et grâces à ces craintes, reprit Ezzelino avec indignation, le commerce de votre patrie est entravé, de braves négocians sont ruinés, des familles entières, jusqu’aux femmes et aux enfans, trouvent dans leur traversée une mort cruelle et impunie ; de vils forbans, rebut des nations, insultent le pavillon vénitien, et messer Orio Soranzo souffre ces choses ! Et parmi tant de braves soldats qui se rongent les poings d’impatience autour de lui, il n’en est pas un seul qui ose se dévouer pour le salut de ses concitoyens et l’honneur de sa patrie !

— Il faut tout dire, seigneur comte, répliqua Léontio, effrayé de l’emportement d’Ezzelin ; puis il s’arrêta troublé et promena un regard autour de lui, comme s’il eût craint que les murs n’eussent des yeux et des oreilles. — Eh bien ! dit le comte avec chaleur, qu’avez-vous à dire pour justifier une telle timidité ? Parlez, ou je vous rends responsable de tout ceci.

— Monseigneur, répondit Léontio en continuant à regarder avec anxiété de côté et d’autre, le noble Orio Soranzo est peut-être plus infortuné que coupable. Il se passe, dit-on, des choses étranges dans le secret de ses appartemens. On l’entend parler seul avec véhémence ; on l’a rencontré la nuit, pâle et défait, errant comme un possédé dans les ténèbres, affublé d’un costume bizarre. Il passe des semaines entières enfermé dans sa chambre, ne laissant parvenir jusqu’à lui qu’un esclave musulman, qu’il a ramené de sa malheureuse expédition de Patras. D’autres fois, par un temps d’orage, il se hasarde avec ce jeune homme et deux ou trois marins seulement, sur une barque fragile, et dépliant la voile avec une intrépidité qui touche à la démence, il disparaît à l’horizon parmi les écueils qui nous avoisinent de toutes parts. Il reste absent des jours entiers, sans qu’on puisse supposer d’autre motif à ces courses inutiles et aventureuses qu’une fantaisie maladive : ces choses ne sont pas d’un homme dépourvu d’énergie, votre seigneurie en conviendra.