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L’USCOQUE.

son regard plein de reproche, et son sourire un peu amer, troublèrent Giovanna Soranzo. Elle devint pâle comme la mort, en voyant le frère et la sœur, l’un muet et calme comme un désespoir sans ressources, l’autre qui semblait être l’expression vivante de l’indignation concentrée d’Ezzelin. Orio sentit défaillir sa jeune épouse, et ne sembla pas voir Ezzelin, mais son attention se porta toute entière sur la jeune Argiria, et il fixa sur elle un regard étrange, mêlé d’ardeur, d’admiration et d’insolence. Argiria fut aussi troublée de ce regard que Giovanna l’avait été du sien. Elle s’appuya tremblante sur le bras d’Ezzelin, et prit ce qu’elle éprouvait pour de la haine et de la colère.

Morosini, s’avançant alors à la rencontre d’Ezzelin, le serra dans ses bras, et les témoignages d’affection qu’il lui donna semblèrent une protestation contre la préférence que Giovanna avait donnée à Soranzo. Le cortége s’arrêta, et les curieux se pressèrent pour voir cette scène dans laquelle ils espéraient trouver l’explication du dénouement inattendu des amours d’Ezzelin et de Giovanna. Mais les amateurs de scandale se retirèrent mal contens. Où l’on s’attendait à un échange de provocations et à des dagues hors du fourreau, on ne vit qu’embrassades et protestations. Morosini baisa la main de la signora Memmo et le front d’Argiria, qu’il avait coutume de traiter comme sa fille ; puis il l’attira doucement, et cette aimable fille, ne pouvant résister à la prière tacite du vénérable général, s’approcha tout-à-fait de Giovanna. Celle-ci s’élança vers son ancienne amie et l’embrassa avec une irrésistible effusion. En même temps elle tendit la main à Ezzelin, qui la baisa d’un air respectueux et calme, en lui disant tout bas : « Madame, êtes-vous contente de moi ? — Vous êtes à jamais mon ami et mon frère, lui dit Giovanna. » Elle entraîna Argiria avec elle, et Morosini, offrant sa main à la signora Memmo, entraîna aussi Ezzelin en s’appuyant sur son bras. C’est ainsi que le cortége se remit en marche, et gagna les gondoles au son des fanfares et aux acclamations du peuple qui jetait des fleurs sur le passage de la mariée, en échange des grandes largesses distribuées par elle à la porte de la basilique. Il n’y eut donc pas lieu cette fois à gloser sur les infortunes d’un amant rebuté, non plus que sur le triomphe d’un amant préféré. On remarqua seulement que les deux rivaux étaient fort pâles, et que, placés à deux pas l’un de l’autre, s’effleurant à chaque instant et entrecroisant leurs paroles avec les mêmes interlocuteurs, ils mettaient une admirable persévérance à ne pas voir le visage et à ne pas entendre la voix l’un de l’autre.

Lorsqu’on fut rendu au palais Morosini, le premier soin du général