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pour donner la main à votre rival. Oh ! Dieu ! préférer à mon frère un Orio Soranzo, un débauché, un joueur, un homme qui méprise toutes les femmes et qui a fait mourir sa mère de chagrin ! Eh quoi ! mon frère, vous le regarderez en face ! Oh ! n’allez pas là ! Vous ne pouvez pas y aller sans avoir quelque dessein terrible. N’y allez pas, méprisez ce couple indigne de votre colère. Abandonnez Giovanna à son triste bonheur. C’est là qu’elle trouvera son châtiment. — Mon enfant, répondit Ezzelin, je suis profondément ému de votre sollicitude, et je suis heureux, puisque votre amitié pour moi est si vive. Mais ne craignez rien de ma colère ni de ma douleur, et sachez que vous ne comprenez rien à ce qui m’arrive. Sachez, mon enfant chérie, que Giovanna Morosini n’a eu aucun tort envers moi. Elle m’a aimé, elle me l’a avoué naïvement, elle m’a accordé sa main ; puis un autre est venu, un homme plus habile, plus audacieux, plus entreprenant, un homme qui avait besoin de sa fortune, et qui, pour la fasciner, a été grand orateur et grand comédien. Il l’a emporté, elle l’a préféré, elle me l’a dit, et je me suis retiré ; mais elle me l’a dit avec franchise, avec douceur, avec bonté même. Ne haïssez donc point Giovanna, et restez son amie comme je reste son serviteur. Allez éveiller votre tante ; priez-la de vous mettre vos plus beaux habits, et de venir avec vous et avec moi à la noce de Giovanna Morosini.

Grande fut la surprise de la tante, lorsque la jeune fille consternée vint lui déclarer les intentions du comte. Mais elle l’aimait tendrement ; elle croyait en lui et vainquit sa répugnance. Ces deux femmes, richement parées, la vieille avec tout le luxe majestueux et lourd de l’antique noblesse, la jeune avec tout le goût et toute la grace de son âge, accompagnèrent Ezzelin à l’église Saint-Marc.

Leurs préparatifs avaient duré assez long-temps pour que la messe et la cérémonie du mariage fussent déjà terminées lorsque Ezzelin parut avec elles sur le seuil de la basilique. Il se trouva donc face à face en entrant avec Giovanna Morosini et Orio Soranzo, qui sortaient en grande pompe, se tenant par la main. Giovanna était véritablement une perle de beauté, une perle d’Orient, comme on disait en ce temps-là, et les roses blanches de sa couronne étaient moins pures et moins fraîches que le front qu’elles ceignaient de leur diadème virginal. Le plus beau de tous les pages portait les longs plis de sa robe de drap d’argent, et son corsage était serré dans un réseau de diamans. Mais ni sa beauté ni sa parure n’éblouirent la jeune Argiria. Non moins belle et non moins parée, elle serra fortement le bras de son frère et marcha d’un pas assuré à la rencontre de Giovanna. Son attitude fière,