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grossirent le nombre des flibustiers qui de tout lemps et en tous lieux ont fait la guerre au commerce des nations. Long-temps encore après l’expulsion de cette race féroce et brutale entre toutes celles qui vivent de meurtre et de rapine, le nom d’Uscoque demeura en horreur dans notre marine militaire et marchande. — Et c’est ici l’occasion de vous faire remarquer la distance qui existe entre le titre de corsaire donné par lord Byron à son héros, et celui d’uscoque que portait le nôtre. C’est à peu près celle qui sépare les bandits de drame et d’opéra moderne des voleurs de grands chemins, les aventuriers de roman des chevaliers d’industrie, en un mot la fantaisie de la réalité. Ce n’est pas que notre Uscoque ne fût, comme le corsaire Conrad, de bonne maison et de bonne compagnie. Mais il a plu au poète d’en faire un grand homme au dénouement, et il n’en pouvait être autrement, puisque, n’en déplaise à notre ami Zuzuf, il avait oublié peu à peu le personnage de son conte athénien pour ne plus voir dans Conrad que lord Byron lui-même. Quant à nous, qui voulons nous soumettre à la vérité de la chronique et rester dans le positif de la vie, nous allons vous montrer un pirate beaucoup moins noble.

— Un corsaire en prose ! dit Zuzuf.

— Il a beaucoup d’esprit et de gaieté pour un Turc, me dit Beppa en baissant la voix.

L’histoire commença enfin.


Au moment où éclata, vers la fin du xviie siècle, la fameuse guerre de Morée, étant doge Marc-Antonio Giustiniani, Pier Orio Soranzo, dernier descendant de la race ducale de ce nom, achevait de manger à Venise une immense fortune. C’était un homme encore jeune, d’une grande beauté, d’une rare vigueur, de passions fougueuses, d’un orgueil effréné, d’une énergie indomptable. Il était célèbre dans toute la république par ses duels, ses prodigalités et ses débauches. On eût dit qu’il cherchait à plaisir tous les moyens d’user sa vie, sans en venir à bout. Son corps semblait être à l’épreuve du fer, et sa santé à celle de tous les excès. Pour ses richesses, ce fut différent ; elles ne tardèrent pas à succomber aux larges saignées qu’il y faisait tous les jours. Ses amis, voyant sa ruine approcher, voulurent lui faire des remontrances et l’engager à s’arrêter sur la pente fatale qui l’entraînait ; mais il ne voulut faire attention à rien, et aux plus sages discours il ne répondait que par des plaisanteries ou des rebuffades, appelant l’un pédant, traitant l’autre de Jérémie bâtard, priant ceux qui ne trouveraient pas son vin bon d’aller boire ailleurs, et promettant des