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L’USCOQUE.

— Je ne le pense pas, dit l’abbé. J’en ai oublié la meilleure partie, ou pour mieux dire, je ne l’ai jamais bien sue.

— Nous la raconterons donc à nous deux, dit Zuzuf. Vous m’aiderez pour la partie qui s’est passée à Venise, et moi de mon côté pour celle qui s’est passée en Grèce.

La proposition fut acceptée, et les deux amis, prenant alternativement la parole, se disputant parfois sur des noms propres, sur des dates et sur des détails que l’abbé, historien scrupuleux, traitait d’apocryphes, tandis que le Levantin, épris du romanesque avant tout, faisait bon marché des anachronismes et des fautes de topographie, l’Histoire de l’Uscoque nous arriva enfin par lambeaux. Je vais essayer de les recoudre, sauf à être trahi en beaucoup d’endroits par ma mémoire et à n’être pas aussi authentique que l’abbé Panorio pourrait le désirer, s’il relisait ces pages. Mais heureusement pour nous, nos pauvres contes ont paru dignes de l’index de sa sainteté (ce dont, à coup sûr, personne n’eut jamais été s’aviser), et sa majesté l’empereur d’Autriche qu’on ne s’attendait guère non plus à voir en cette affaire, faisant exécuter à Venise tous les index du pape, il n’y a pas de danger que mon conte y arrive et y reçoive le plus petit démenti.

— D’abord, qu’est-ce qu’un Uscoque ? demandai-je au moment où l’honnête Zuzuf essuyait sa barbe et ouvrait la bouche pour commencer son récit.

— Ignorant ! dit l’abbé. Le mot uscocco vient de scoco, qui en langue dalmate signifie transfuge. L’origine et les diverses fortunes des Uscoques occupent une place importante dans l’histoire de Venise. Je vous y renvoie. Il vous suffira de savoir maintenant que les empereurs et les princes d’Autriche se servirent souvent de ces brigands pour défendre les villes maritimes contre les entreprises des Turcs. Pour se dispenser de payer cette terrible garnison qui ne se fut pas contentée de peu, l’Autriche fermait les yeux sur leurs pirateries, et les Uscoques faisaient main basse sur tout ce qu’ils rencontraient dans l’Adriatique, ruinaient le commerce de la république et désolaient les provinces d’Istrie et de Dalmatie. Ils furent long-temps établis à Segna, au fond du golfe de Carnie, et retranchés là derrière de hautes montagnes et d’épaisses forêts, ils bravaient les efforts réitérés qu’on fit pour les détruire. Vers 1615, un traité conclu avec l’Autriche, les livra enfin sans appui à la vengeance des Vénitiens, et le littoral de l’Italie en fut purgé. Les Uscoques cessèrent donc de faire un corps, et, forcés de se disperser, ils se répandirent dans toutes les mers, et