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— Beaucoup, à Athènes principalement. C’est là que je lui ai raconté l’histoire de l’Uscoque, qu’il a écrite en anglais sous le titre du Corsaire et de Lara.

— Comment, mon cher Zuzuf, dit Lélio, c’est vous qui êtes l’auteur des poèmes de lord Byron ?

— Non, répondit le Corcyriote sans se dérider le moins du monde à cette plaisanterie, car il a tout-à-fait changé cette histoire, dont au reste je ne suis pas l’auteur, puisque c’est une histoire véritable.

— Eh bien ! vous allez la raconter, dit Beppa.

— Mais vous devez la savoir, répondit-il, car c’est plutôt une histoire vénitienne qu’un conte oriental.

— J’ai ouï dire, reprit Beppa, qu’il avait pris le sujet de Lara dans l’assassinat du comte Ezzelino, qui fut tué de nuit au traguet de San Miniato, par une espèce de renégat, du temps des guerres de Morée.

— Ce n’est donc pas le même, dit Lélio, que ce célèbre et farouche Ezzelin…

— Qui peut savoir, dit l’abbé, quel est cet Ezzelin, et surtout ce Conrad ? Pourquoi chercher une réalité historique au fond de ces belles fictions de la poésie ? Ne serait-ce pas les déflorer ? Si quelque chose pouvait affaiblir mon culte pour lord Byron, ce seraient les notes historico-philosophiques dont il a cru devoir appuyer la vraisemblance de ses poèmes. Heureusement personne ne lui demande plus compte de ses sublimes fantaisies, et nous savons que le personnage le plus historique de ses épopées lyriques c’est lui-même. Grace à Dieu et à son génie, il s’est peint dans ces grandes figures. Et quel autre modèle eût pu poser pour un tel peintre ?

— Cependant, repris-je, j’aimerais à retrouver, dans quelque coin obscur et oublié, les matériaux dont il s’est servi pour bâtir ses grands édifices. Plus ils seraient simples et grossiers, plus j’admirerais le parti qu’il en a su tirer. De même que j’aimerais à rencontrer les femmes qui servirent de modèle aux vierges de Raphaël.

— Si vous êtes curieux de savoir quel est le premier corsaire que Byron ait songé à célébrer sous le nom de Conrad et de Lara, je pense, dit l’abbé, qu’il nous sera facile de le retrouver, car je sais une histoire qui a des rapports frappans avec les aventures de ces deux poèmes. C’est probablement la même, cher Asseim, que vous racontâtes au poète anglais, lorsque vous fîtes amitié avec lui à Athènes ?

— Ce doit être la même, répondit Zuzuf. Or, si vous la savez, racontez-la vous-même ; vous vous en tirerez mieux que moi.