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seuls qu’elle ne puisse souffrir auprès d’elle. Elle écrit pendant qu’on la coiffe, pendant qu’elle déjeune, et, à tout prendre, pendant un bon tiers de la journée. Elle n’a jamais assez de calme pour revoir, améliorer, finir ce qu’elle a écrit ; mais les jets bruts de son ame, qui déborde sans cesse, sont du plus haut intérêt, et contiennent des fragmens qui se distinguent par la plus délicate pénétration et par une vigueur entraînante. Elle a plusieurs ouvrages fort sérieux qui sont prêts pour l’impression, et elle travaille toujours. J’ai lu d’elle beaucoup de choses pendant qu’elle les écrivait. Elle ne s’en fait nullement accroire sur son mérite, et je lui ai entendu dire fort naïvement : « En face d’un homme qui n’a que de l’esprit, il m’est facile de me soutenir, de même qu’en face de celui qui n’a que le savoir ; mais celui qui réunit l’un et l’autre me fait sentir que je ne suis qu’une femme. »

« Elle chercha à m’être utile et me fit connaître diverses personnes, parmi lesquelles la princesse d’Hénin et le comte de Lally-Tolendal…

« Elle quitta l’Angleterre après un séjour d’environ six semaines. Elle m’a écrit une fois depuis. Pendant son séjour et depuis son départ, Narbonne me montra, extérieurement du moins, une bonne volonté si amicale, que nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre sur un pied parfait. J’ai même été contraint, dans un moment de gêne, de lui demander de l’argent, ce qui lui a fait le plus grand plaisir. Il n’est pas méchant, mais tellement léger, qu’il serait capable d’oublier sa chère Mme de S… Habitué d’ailleurs à exercer une grande influence, à se montrer généreux, prodigue, et à pouvoir tout, il ne se trouvait pas très bien en Angleterre, où il ne pouvait rien. Il m’avait promis trop pour ne pas m’éviter ; et puis, je l’avais embarrassé tout d’abord, parce qu’il ne savait comment me satisfaire. Il est vrai qu’il ne le pouvait pas, car je voulais une affection cordiale, et la cordialité est justement la seule chose qui lui manque. »

Il y a dans ces confidences une candeur, une simplicité pleines de charme. J’aime la tendre douleur que cause à Bollmann la grossière vengeance du millionnaire danois, surtout quand je compare la résignation affectueuse qu’il y oppose, à la colère qu’excitait en lui la bienveillance insouciante du grand seigneur français. C’est qu’il se trouvait à l’aise pour pardonner l’égoïsme despotique et les taquineries cruelles d’Erichsen le parvenu, tandis que la protection négligente du marquis le blessait profondément. Il devait parvenir, lui aussi, après de longues et pénibles épreuves. La brillante existence qu’il avait entrevue l’avait dégoûté de la médecine : il rêva la carrière diplomatique. On le chargea, comme un enfant perdu, de tenter, sauf à être désavoué, la délivrance de Lafayette, prisonnier à Olmütz. À l’aide d’un plan ingénieusement combiné, il réussit à sauver Lafayette pour quelques heures. Mais celui-ci fut repris à la suite d’un accident imprévu qui entraîna aussi la captivité de son libérateur. Après avoir langui sept mois dans les cachots, Bollmann dut sa liberté à une puissante intercession, fut conduit à la frontière d’Autriche, avec défense de la jamais franchir. Alors il ne fut plus ni médecin, ni diplomate, mais tout simplement négociant américain, grâce à