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environ trois louis en or, qu’il me donna pour mon retour, parce que je ne m’étais point assez pourvu d’argent. Il ne répondit rien, et je partis.

Je revins par Rouen, quoique Erichsen le trouvât étrange, et j’y passai quelques jours heureux. « Voyez-vous, me dit un jour Mme Rilliet, qui avait eu peu à peu connaissance entière de ma situation, voyez-vous, cette bourse est ma propriété dans toute l’acception du mot, regardez-la comme la vôtre, car du moins je ne suis pas indigne que vous l’acceptiez de moi. » Les larmes couvrirent son visage. J’imprimai sur sa main un baiser brûlant ; ce fut la hardiesse la plus grande que je me sois permise avec elle. J’éludai la proposition du mieux que je pus, et promis de me souvenir de sa bienveillance si jamais je tombais dans l’embarras.

« Je m’arrangeai avec Heisch, à Londres, comme nous l’avions déjà fait à Paris, cherchant à faire des connaissances, visitant les hôpitaux, et surtout m’appliquant à l’étude de la langue, de l’histoire et des mœurs de la nation.

« Erichsen ne revint de France que dans le courant de mai. Il m’annonça son arrivée ; mon cœur battit, car je l’aimais réellement. Je n’allai point, je volai à sa rencontre. Il me reçut amicalement, mais avec un air de protection qui changea si subitement mes sentimens à son égard, que je me plaçai devant la cheminée et parlai de lassitude.

« Il manquait à Erichsen, pour être, un homme vraiment aimable, dans le sens que j’attache à ce mot, une certaine élévation d’ame. Mon regard en entrant chez lui, l’élan de ma joie, eussent dû le désarmer, dans le cas même où j’aurais eu à me reprocher quelque faute à son égard ; mais il se contint, et quand il me vit reculer comme un homme qui se brûle, il aurait pu se trouver assez vengé, si sa conduite eût été la suite du calcul et non du tempérament.

« Je le vis encore quelquefois, mais seulement en passant, pendant les cinq jours qu’il resta à Londres. Je n’osais plus lui parler clairement des trois louis qu’il m’avait donnés pour mon retour : il m’écrivit un billet à demi satirique pour me les redemander ; je les lui envoyai à l’instant et ne l’ai plus revu depuis. Cette sorte d’humiliation fut sa véritable vengeance.

« Il s’embarqua le même jour pour Copenhague, sur un vaisseau qu’il avait acheté cinq mille guinées. J’ai regretté bien souvent cette liaison ainsi brisée. Je voulus plusieurs fois lui écrire ; je fus toujours arrêté par le souvenir, non de son dernier billet, mais de l’accueil qu’il m’avait fait à son retour.

« Pendant tout ce temps je n’avais pas entendu parler de Narbonne. J’avais écrit à Mme de S… immédiatement après avoir renvoyé l’obligation, et lui avais raconté cette affaire avec une entière franchise. Quant à Mme Rilliet, j’entretins avec elle une correspondance jusqu’au moment où la rupture des communications entre la France et l’Angleterre me contraignit de la suspendre.

« Dans les premiers jours de juin, Mme de S… arriva à Londres. Elle m’écrivit un billet amical, où elle me priait de la venir voir.

« J’y fus : elle était avec Narbonne. « Soyez le bien-venu, mon cher Bollmann, s’écria Mme de S… — Vous êtes un méchant, me dit Narbonne ;