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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

chose qui me pesait autant qu’elle me déconsidérait. En même temps, je me reconnaissais son débiteur pour les cinquante louis d’or que j’avais reçus de lui, regrettant beaucoup de ne pouvoir les lui rendre aussitôt. Heisch, à qui je fis passer cette lettre, fut chargé d’y joindre l’obligation et d’envoyer le tout à son adresse.

« Erichsen vit tout sans rien dire, mais quelques observations ultérieures me firent connaître qu’il avait été blessé grandement de voir ses conseils méprisés.

« Enfin s’éleva un vent favorable, quoique faible, et nous nous embarquâmes un soir à dix heures ; c’était en novembre, par une nuit nuageuse, à demi obscure et assez rude. Mme Rilliet avait une grande peur du mal de mer, et je l’engageai à rester sur le pont, parce que d’ordinaire on s’y trouve mieux. Elle s’y établit bien enveloppée sur une sorte d’escabeau. Je lui donnai en outre mon surtout et mon manteau, et l’obligeai à reposer sur mes genoux sa tête et ses épaules pour qu’elle sentît moins le roulis du vaisseau. Elle était étendue dans mes bras comme une momie égyptienne, et j’employai toutes les ressources de mon esprit pour essayer de la distraire. Nous essuyâmes bientôt un ouragan de neige, l’écume des vagues furieuses devint phosphorescente. M. Rilliet était resté malade dans l’entrepont. Pour Erichsen, pareil à un vieux héros de mer, il était assis, sous une lampe, au beau milieu du pont, découpant du roastbeef et distribuant du porto. — Ce fut une des nuits les plus belles de ma vie, quoique le froid me fit heurter les genoux et claquer les dents.

« Erichsen trouvait fort singulier qu’un médecin s’exposât ainsi en habit léger et sans sous-veste à une froide nuit de novembre. Mme Rilliet voulait absolument que je reprisse mon manteau, et que je la laissasse descendre dans la chambre ; mais je l’assurai que j’étais fort bien, que dans la chambre elle serait infailliblement incommodée, et que le froid n’avait jamais fait mal à personne. Erichsen me fit prendre quelques alimens ainsi que des cordiaux, et je parvins à conduire heureusement cette délicate créature à Calais, où ses inquiétudes pour moi m’attestèrent un intérêt sans bornes.

« Nous partîmes pour Rouen, où s’arrêtèrent M.  et Mme Rilliet. Erichsen et moi, nous continuâmes notre voyage jusqu’à Paris. Nous visitâmes attentivement la ville, et nous y passâmes pendant trois semaines des momens pleins d’intérêt ; mais l’harmonie primitive ne se rétablit pas. Nous nous éloignâmes au contraire l’un de l’autre de plus en plus. La différence de nos opinions politiques et la correspondance que j’entretenais avec Mme Rilliet contribuèrent surtout à cet éloignement. Erichsen était républicain enragé, et connaissait fort peu l’histoire secrète de la révolution et la perversité des hommes qui commençaient à s’emparer du pouvoir. Aussi nos jugemens étaient-ils presque toujours opposés, et cela était d’autant plus affligeant qu’on ne traitait guère partout que des sujets politiques. D’ailleurs son séjour se prolongeait : il fallut nous quitter. Nous le fîmes sans aigreur ; mais nos rapports réciproques étaient changés à ce point, que je lui dis involontairement que je lui rendrais à Londres les 150 francs en assignats,