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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

une foule d’autres. Les réunions de Mme de La Châtre devinrent fort brillantes : nous étions souvent dix-huit ou vingt à table. On traitait toutes sortes de sujets, on soutenait tous les systèmes, on racontait des anecdotes ; on faisait assaut d’esprit et d’humour. Je ne pouvais rivaliser avec ces messieurs sur leur terrain : je me tins avec d’autant plus de constance sur celui qui m’était propre. Je fus aussi peu Français que possible : le plus souvent froid, véridique jusqu’à la sévérité, naïvement sincère, peu liant en paroles, mais très prévenant dans mes actions, quand il m’était possible d’être complaisant (surtout envers ma chère Mme de La Châtre, à laquelle il ne manquait pas une épingle, pas une bagatelle, quelque insignifiante qu’elle fût, que je ne m’empressasse de la lui présenter) ; quelquefois très concluant dans mes observations, surtout quand ces messieurs s’échauffaient dans la discussion de manière à ne plus s’entendre. Sans vanité, mais fier de la fierté qui convient à un homme, je me fis une sorte de position qui ne me déplaisait pas, où mon caractère gagna beaucoup, à mon avis, et qu’il est plus aisé de sentir que de décrire.

« J’ignore pourtant si, à la longue, cette existence eût pu me convenir. Je lisais Voltaire, Rousseau ; je m’appliquais à la langue française, j’étudiais les hommes qui étaient autour de moi. Mais ma folle passion me donnait quelquefois de la mauvaise humeur et troublait la libre action de ma volonté. Par bonheur la société entière se dispersa : Narbonne, Mme de La Châtre, Jaucourt, Montmorency, avaient loué une campagne où, naturellement, il n’y avait pour moi rien à faire. Les autres s’en allèrent chacun de son côté, et moi je m’en fus à Londres, où mon bon Heisch venait d’arriver.

« J’avais, peu de temps auparavant, reçu de Mme de S… une lettre par laquelle elle m’autorisait à réclamer d’elle, dans toutes les circonstances de ma vie (ce sont ses propres expressions), les droits d’un frère, d’un ami, d’un bienfaiteur. La suite a prouvé que cette lettre était écrite avec une entière sincérité.

« Je reçus aussi, de Hanovre, une lettre de Zimmermann, qui me comblait d’éloges, m’assurait du plus bel avenir, me disait même que le roi voudrait me voir, et qu’ainsi ma fortune était faite. Je fis lire cette lettre à Narbonne, qui fut plus réservé que moi ; il se contenta de dire, en me la rendant : « Cet homme écrit bien le français. » Quoiqu’il pût avoir raison, je suis resté long-temps sans lui pardonner cette réponse.

« Au surplus Narbonne, probablement par la raison que j’ai donnée plus haut, s’était déjà éloigné de moi. À son tour, il avait trouvé mauvais que je lui eusse caché mes sentimens pour Mme de La Châtre, sentimens qu’il avait découverts, ainsi que le tourment que j’en ressentais. Dans les diverses occasions où j’avais cherché à l’entretenir amicalement à Kensington, il était demeuré froid. Il me quitta d’ailleurs avec de grandes protestations d’amitié, promit de venir me voir à Londres, de me présenter à lord Grenville, de travailler à ma fortune, etc. Heisch, qui lui avait fait visite, avait été reçu avec une amabilité parfaite. Narbonne le pria même de ne point faire usage