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Lorsqu’un fleuve est coupé de mille petits ruisseaux, de mille courans aux ondes mélangées, il est bon quelquefois de remonter à la source et de contempler le flot dans sa limpidité primitive ; nous nous permettrons donc quelques réflexions sur les élémens du roman. Quelle est, en effet, l’essence du roman ? qui est-ce qui le constitue particulièrement ? Ce sont les mouvemens de l’ame éclatant au dehors par des traits caractéristiques. Ainsi que dans l’épopée, les caractères et les passions en sont les élémens principaux ; seulement ils ne se développent point dans une sphère idéale, et ils s’agitent sur un terrain peu élevé.

Comme dans l’épopée, les caractères et les passions sont mis en relief par les évènemens, et les évènemens sont encadrés dans la nature, les mœurs et les coutumes des peuples ; mais les évènemens, les mœurs des nations et les beautés de la nature ne sont que des moyens de faire valoir et saillir le principal, les caractères et les passions. Les faits, les coutumes et le paysage ne sont que l’accessoire. Les anciens, qui avaient le sentiment du beau et du vrai, avaient si bien compris l’importance de l’homme dans le monde, qu’ils en avaient fait le point culminant de toutes leurs compositions littéraires. C’était en lui que rayonnait le monde extérieur, et la nature n’avait de grandeur ou de charme que par sa présence au milieu d’elle, ou les rapports de son ame avec elle. L’homme était leur étude journalière et spéciale. C’est ainsi que, dans l’Iliade et l’Odyssée, la peinture des caractères d’Achille, de Priam ou d’Ulysse, domine de haut celle des mœurs troyennes, ou celle des paysages de la Sicile et de l’île de Circé. Chez les modernes, les grands écrivains qui ont abordé le roman, et qui ont laissé dans ce genre un nom illustre à la postérité, ont imité, bien que dans les conditions d’une société plus compliquée, l’exemple des anciens. Ils ont donné à l’homme et aux orages de son cœur une large place dans leurs ouvrages. L’analyse profonde des caractères de don Quichotte et de Sancho Pança, de ceux de Clarisse et de Lovelace, a fait de Cervantes et de Richardson les premiers maîtres du roman. Ce n’est point par l’arrangement dramatique des évènemens, par les descriptions des lieux et des mœurs de l’Angleterre ou de l’Espagne, que ces deux hommes de génie ont conquis la gloire qu’ils possèdent, mais bien par la fouille immense qu’ils ont opérée dans l’ame de l’homme. Derrière eux, et avec des facultés éminentes, viennent des romanciers qui se sont encore occupés de l’homme, mais qui l’ont étudié moins en lui-même que dans ses rapports avec les hommes de son temps : ce sont les satiriques par excellence, Rabelais, Fielding, Lesage. Il ne faut pas une grande sagacité pour s’apercevoir, en lisant Gargantua, Tom Jones ou Gil Blas, que les caractères et les passions y jouent un rôle moins large et moins important que dans Clarisse et le chef-d’œuvre de Cervantes. Les héros des romans de Lesage, de Fielding et de Rabelais, ne sont souvent que des prétextes pour peindre les ridicules et les travers de la société humaine. Aussi les épisodes, les aventures, les évènemens de toute sorte les encombrent et l’emportent sur le développement des caractères et des passions. Enfin apparaît Walter Scott. Ce dernier,