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SOCIALISTES MODERNES.

manière à pourvoir par elle-même à ses besoins les plus essentiels. Les diverses communautés se lieront ensuite entre elles et se formeront en congrès. Dans la communauté, il n’y aura qu’une seule hiérarchie, celle des fonctions, et c’est l’âge qui la déterminera. Jusqu’à quinze ans, on parcourra le cercle de l’éducation ; mais au-dessus l’adulte prendra rang parmi les travailleurs : les plus actifs agens de la production seront les jeunes hommes de vingt à vingt-cinq ans ; ceux de vingt-cinq à trente auront le rôle de distributeurs et de conservateurs de la richesse sociale ; de trente à quarante, les hommes faits pourvoiront au mouvement intérieur de la communauté ; de quarante à soixante, ils régleront ses rapports avec les communautés environnantes. Un conseil de gouvernement présidera tout cet ensemble, moral, physique et intellectuel.

Telles sont les vues générales de M. Owen, et il est inutile de faire ressortir ce qu’elles ont en masse d’innocent, de pastoral et de naïf. On ne peut pas lever contre la société le drapeau d’une révolte à la fois plus inoffensive et plus radicale. C’est un retour vers l’ancien patriarcat à travers le nivellement agraire ; c’est une combinaison où Abraham est fort étonné de se trouver en contact avec Babeuf. Ce qui frappe le plus dans cette théorie, c’est sa stérilité et son vide : on est moins surpris de ce qu’elle admet que de ce qu’elle supprime. Dans le système rationnel, adieu tous les horizons de l’idéalité ; adieu ces aspirations vers l’infini, le seul prisme au travers duquel la vie se colore ; adieu ces doux rêves qui rattachent l’ame, isolée ici-bas, aux ames qu’elle pleure et qu’elle a aimées ; adieu la poésie, adieu l’enthousiasme, adieu la foi ! M. Owen ne veut pas que nous nous élancions vers l’inconnu ; il nous enchaîne au réel ; il exige que l’homme se livre tout entier à ce vautour qui le ronge ; il lui interdit de chercher ailleurs un point d’appui et un levier pour s’élever à des destinées moins éphémères. M. Owen appelle cela le système de la nature : de la nature, soit ; mais alors d’une nature polaire, car ce système n’est rien moins que l’engourdissement complet de l’humanité. Non ! il n’en est pas ainsi ; non ! l’humanité n’est point cette mer immobile et glaciale, que ne visite jamais le soleil, mais bien cet océan capricieux et profond qu’animent des brises harmonieuses, et qui réfléchit dans son miroir les teintes changeantes du ciel.

Que dire maintenant de ce dogme de l’irresponsabilité humaine, que M. Owen pose comme la clé de voûte de ses idées, pour en faire ressortir une tolérance inerte et uniforme, sans haine pour le mal, il est vrai, mais sans chaleur pour le bien ? C’est là une bien vieille