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SALON DE 1838.

Nous croyons donc que l’homme n’est arrivé ni au beau, ni au vrai complet, immuable, mais qu’il est en progrès vers l’un et vers l’autre Ce progrès est mêlé de temps d’arrêt plus ou moins longs, d’alternatives de découragement et de lassitude plus ou moins fatales ; mais il n’en existe pas moins. Ces grands siècles, où les arts brillèrent d’un éclat si splendide, que les hommes, étonnés eux-mêmes de leur ouvrage, crurent avoir trouvé ce beau si long-temps cherché, ces grands siècles ne sont que des époques où le progrès a été plus rapide et plus marqué, où l’on a fait un pas de plus vers le beau, où l’on s’en est le plus approché, comme, de nos jours, dans la critique et dans les sciences, on s’est le plus approché du vrai. Mais, pour le bonheur de l’homme, on est loin encore d’avoir rencontré la perfection ; si l’on y était parvenu, si l’on savait tout ce qu’on peut savoir du vrai et du beau, on n’aurait plus qu’à se reposer et à jouir, l’étude perdrait ses charmes, la satiété remplacerait le désir, le dégoût et l’ennui naîtraient au sein même de la jouissance, et la mort viendrait bientôt ; car la jouissance sans désir, le loisir sans étude, la vie sans action, c’est la mort.

L’école du bas-relief, attaquée franchement et avec colère par Géricault et ses disciples, un peu fanatiques comme les indépendans le sont toujours, était minée depuis long-temps par un ennemi plus sourd, mais qui n’en était pas moins dangereux, par un ennemi qui ménageait des coups dont il connaissait la portée, peut-être parce qu’il aimait mieux entrer tout simplement dans la place par les portes que lui ouvriraient les intelligences qu’il y pratiquait, que d’y pénétrer par la brèche, le fer d’une main, la torche de l’autre, au risque de tout saccager et de tout brûler. Cet ennemi, c’était M. Ingres.

M. Ingres sortait de l’atelier de David. Il avait néanmoins un violent désir de paraître original ; mais, quoiqu’il fût doué d’un esprit plus calculateur que Géricault, et d’une volonté pour le moins aussi énergique, à notre avis, il ne prenait pas le meilleur chemin d’atteindre le but. Il eût pu, cependant, faire comme le maître, et arriver à un prompt succès ; mais il avait une louable horreur de l’imitation directe, et un amour pour la ligne naturelle et précise, qui ne trouvait pas à se satisfaire dans une froide imitation de l’art grec, qui, trop souvent, simplifie la ligne pour lui donner de la pureté, et la simplifie aux dépens de la nature et de la précision. Il hésita donc à ses débuts. Il fit d’abord ses premières armes dans la phalange grecque. Jupiter et Thétis, Œdipe et le Sphinx, sont ses ouvrages de ce temps-là. Ces ouvrages le plaçaient convenablement dans la foule des artistes froids qui se partageaient l’admiration du public. Mais M. Ingres avait l’ambition d’un novateur ; il voulait sortir de ligne et faire école. Ses premiers succès l’avaient conduit en Italie ; là, il vit les chefs-d’œuvre des grandes écoles de peinture du XVe siècle et du XVIe siècle ; et l’homme, que l’imitation de l’art grec avait dégoûté, se laissa aller, plutôt par système que par entraînement, à l’imitation de l’art italien. L’école de David prêchait la ligne grecque, M. Ingres prêcha la ligne raphaélesque ; mais ses débuts furent malheureux. L’école de David, dans tout son éclat, jouissait alors de la puissance que donne le succès. On