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LE FILS DU TITIEN.

trouvait comme dans un monde nouveau, dont cependant il avait mémoire, car sa toile et son chevalet lui rappelaient son enfance. Les choses qui nous ont été jadis familières, nous le redeviennent aisément, et cette facilité, jointe au souvenir, nous les rend chères sans que nous sachions pourquoi. Lorsque Pippo prenait sa palette, et que, par une belle matinée, il y écrasait ses couleurs brillantes, puis quand il les regardait disposées en ordre et prêtes à se mêler sous sa main, il lui semblait entendre, derrière lui, la voix rude de son père lui crier comme autrefois : Allons, fainéant, à quoi rêves-tu ? qu’on m’entame hardiment cette besogne ! — À ce souvenir, il tournait la tête, mais au lieu du sévère visage du Titien, il voyait Béatrice les bras et le sein nus, le front couronné de perles, qui se préparait à poser devant lui, et qui lui disait en souriant : Quand il vous plaira, mon seigneur.

Il ne faut pas croire qu’il fût indifférent aux conseils qu’elle lui donnait, et elle ne les lui épargnait pas. Tantôt elle lui parlait des maîtres vénitiens, et de la place glorieuse qu’ils avaient conquise parmi les écoles d’Italie ; tantôt, après lui avoir rappelé à quelle grandeur l’art s’était élevé, elle lui en montrait la décadence ; elle n’avait que trop raison sur ce sujet, car Venise faisait alors ce que venait de faire Florence. Elle perdait non-seulement sa gloire, mais le respect de sa gloire ; Michel-Ange et le Titien avaient vécu tous deux près d’un siècle ; après avoir enseigné les arts à leur patrie, ils avaient lutté contre le désordre aussi long-temps que le peut la force humaine ; mais ces deux vieilles colonnes s’étaient enfin écroulées. Pour élever aux nues des novateurs obscurs, on oubliait les maîtres à peine ensevelis. Brescia, Crémone, ouvraient de nouvelles écoles, et les proclamaient supérieures aux anciennes. À Venise même, le fils d’un élève du Titien, usurpant le surnom donné à Pippo, se faisait appeler, comme lui, le Tizianello, et remplissait d’ouvrages du plus mauvais goût l’église patriarcale.

Quand même Pippo ne se fût pas soucié de la honte de sa patrie, il devait s’irriter de ce scandale. Lorsqu’on vantait devant lui un mauvais tableau, ou lorsqu’il trouvait dans quelque église une méchante toile au milieu des chefs-d’œuvre de son père, il éprouvait le même déplaisir qu’aurait pu ressentir un patricien en voyant le nom d’un bâtard inscrit sur le livre d’or. Béatrice comprenait ce déplaisir, et les femmes ont toutes plus ou moins un peu de l’instinct de Dalila ; elles savent saisir à propos le secret des cheveux de Samson. Tout en respectant les noms consacrés, Béatrice avait soin de faire de temps en temps l’éloge de quelque peintre médiocre. Il ne lui était pas facile