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une pareille union n’était pas possible. Non-seulement les proches parens de Béatrice s’y seraient opposés, mais tout ce qui portait à Venise un nom patricien se serait indigné. Ceux qui toléraient le plus volontiers les intrigues d’amour, et qui ne trouvaient rien à redire à ce qu’une noble dame fût la maîtresse d’un peintre, n’eussent jamais pardonné à cette même femme si elle eût épousé son amant. Tels étaient les préjugés de cette époque, qui valait pourtant mieux que la nôtre.

La petite maison était meublée ; Pippo tenait parole en y allant tous les jours ; dire qu’il travaillait, ce serait trop, mais il en faisait semblant, ou plutôt il croyait travailler. Béatrice, de son côté, tenait plus qu’elle n’avait promis, car elle arrivait toujours la première. Le portrait était ébauché ; il avançait lentement, mais il était sur le chevalet, et, quoiqu’on n’y touchât pas la plupart du temps, il faisait du moins l’office de témoin, soit pour encourager l’amour, soit pour excuser la paresse.

Tous les matins, Béatrice envoyait à son amant un bouquet par sa négresse, afin qu’il s’accoutumât à se lever de bonne heure. Un peintre doit être debout à l’aurore, disait-elle ; la lumière du soleil est sa vie et le véritable élément de son art, puisqu’il ne peut rien faire sans elle.

Cet avertissement paraissait juste à Pippo, mais il en trouvait l’application difficile. Il lui arrivait de mettre le bouquet de la négresse dans le verre d’eau sucrée qu’il avait sur sa table de nuit, et de se rendormir. Quand, pour aller à la petite maison, il passait sous les hêtres de la comtesse Orsini, il lui semblait que son argent s’agitait dans sa poche. Il rencontra un jour à la promenade ser Vespasiano, qui lui demanda pourquoi on ne le voyait plus :

— J’ai fait serment de ne plus tenir un cornet, répondit-il, et de ne plus toucher à une carte ; mais puisque vous voilà, jouons à croix ou pile l’argent que nous avons sur nous.

Ser Vespasiano, qui, bien qu’il fût vieux et notaire, n’en était pas moins le jeu incarné, n’eut garde de refuser cette proposition. Il jeta une piastre en l’air, perdit une trentaine de sequins et s’en fut, très peu satisfait. — Quel dommage, pensa Pippo, de ne pas jouer dans ce moment-ci ! je suis sûr que la bourse de Béatrice continuerait à me porter bonheur, et que je regagnerais en huit jours ce que j’ai perdu depuis deux ans.

C’était pourtant avec grand plaisir qu’il obéissait à sa maîtresse. Son petit atelier offrait l’aspect le plus gai et le plus tranquille. Il s’y