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Il n’est pas ordinaire ni même agréable de voir une femme prendre cette humble posture. Bien que ce soit une marque d’amour, elle semble appartenir exclusivement à l’homme ; c’est une attitude pénible, qu’on ne peut voir sans trouble, et qui a quelquefois arraché à des juges le pardon d’un coupable. Pippo contempla, avec une surprise croissante, le spectacle admirable qui s’offrait à lui. S’il avait été saisi de respect en reconnaissant Béatrice, que devait-il éprouver en la voyant à ses pieds ? La veuve de Donato, la fille des Lorédans, était à genoux. Sa robe de velours, semée de fleurs d’argent, couvrait les dalles ; son voile, ses cheveux déroulés, pendaient à terre. De ce beau cadre sortaient ses blanches épaules et ses mains jointes, tandis que ses yeux humides se levaient vers Pippo. Ému jusqu’au fond du cœur, il recula de quelques pas, et se sentit enivré d’orgueil. Il n’était pas noble ; la fierté patricienne que Béatrice dépouillait passa comme un éclair dans l’ame du jeune homme.

Mais cet éclair ne dura qu’un instant, et s’évanouit rapidement. Un tel spectacle devait produire plus qu’un mouvement de vanité. Quand nous nous penchons sur une source limpide, notre image s’y peint aussitôt, et notre approche fait naître un frère qui, du fond de l’eau, vient au-devant de nous. Ainsi, dans l’ame humaine, l’amour appelle l’amour et le fait éclore d’un regard. Pippo se jeta aussi à genoux. Inclinés l’un devant l’autre, ils restèrent ainsi tous deux quelques momens, échangeant leurs premiers baisers.

Si Béatrice était fille des Lorédans, le doux sang de sa mère, Bianca Contarini, coulait aussi dans ses veines. Jamais créature en ce monde n’avait été meilleure que cette mère, qui était aussi une des beautés de Venise. Toujours heureuse et avenante, ne pensant qu’à bien vivre durant la paix, et, en temps de guerre, amoureuse de la patrie, Bianca semblait la sœur aînée de ses filles. Elle mourut jeune, et, morte, elle était belle encore.

C’était par elle que Béatrice avait appris à connaître et à aimer les arts, et surtout la peinture. Ce n’est pas que la jeune veuve fût devenue bien savante sur ce sujet. Elle avait été à Rome et à Florence, et les chefs-d’œuvre de Michel-ange ne lui avaient inspiré que de la curiosité. Romaine, elle n’eût aimé que Raphaël ; mais elle était fille de l’Adriatique, et elle préférait le Titien. Pendant que tout le monde s’occupait, autour d’elle, d’intrigues de cour ou des affaires de la République, elle ne s’inquiétait que des tableaux nouveaux et de ce qu’allait devenir son art favori après la mort du vieux Vecellio. Elle avait vu au palais Dolfin, le tableau dont j’ai parlé au commencement