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LE PEUPLE AVANT LES COMMUNES.

précipita la marche de la civilisation moderne. Quoique oppresseurs les uns des autres, les hommes se regardèrent comme membres de la même famille, et furent conduits par l’égalité religieuse à l’égalité civile ; de frères qu’ils étaient devant Dieu, ils devinrent égaux devant la loi ; et de chrétiens, citoyens.

Cette transformation de la société s’opéra lentement, graduellement, comme une chose nécessaire et infaillible, par l’affranchissement continuel et simultané des personnes et des terres. Tant que la propriété fut incertaine ou imparfaite, la liberté personnelle le fut pareillement. Mais aussitôt que la terre se fut fixée dans les mains qui la cultivaient, la liberté civile s’enracinant dans la propriété, la condition de l’homme s’améliora, la société s’affermit, et la civilisation prit son essor.

Suivons les progrès du peuple dans les états formés des ruines de l’empire d’Occident. Ce peuple que dans l’origine (au moment où le paganisme en se retirant le remit aux mains de la religion chrétienne) nous trouvons presque tout entier esclave, passe de la servitude au servage ; puis il s’élève du servage à la main-morte, et de la main-morte à la liberté. D’abord l’esclave ne possède que sa vie, et ne la possède-t-il que d’une manière précaire : c’est moins le pouvoir public que l’intérêt privé, moins la loi que la charité ou la pitié, qui la lui garantissent, garantie insuffisante, bien faible pour des siècles aussi cruels. Puis l’esclave devient colon ou fermier ; il cultive, il travaille pour son compte, moyennant des redevances et des services déterminés ; au demeurant, il pourra, en cédant une partie de ses revenus, de son temps et de ses forces, jouir du reste à sa guise et nourrir sa famille avec une certaine sécurité, autant qu’en permettent les troubles et la guerre. Mais enfin son champ ne lui sera pas enlevé, ou plutôt il ne sera pas enlevé à son champ, auquel lui et ses descendans appartiendront à perpétuité.

Ensuite le fermier se change en propriétaire ; ce qu’il possède est à lui ; à l’exception de quelques obligations ou charges qu’il supporte encore et qui deviendront de plus en plus légères, il use et jouit en maître, achetant, vendant comme il lui plaît, et allant où il veut. Entré dans la commune, il est bientôt admis dans l’assemblée de la province, et de là aux états du royaume. Telle est donc la destinée du peuple dans la société moderne : il commence par la servitude et finit par la souveraineté.

Benjamin Guérard.

    habent in cœlis. Eos vero quos in hoc sæculo infirmos abjectosque cultu, et cute, et opibus se impares conspiciunt, natura pares, et æquales sibi esse prorsus agnoscant. Ainsi s’exprimait, au IXe siècle, Jonas, évêque d’Orléans, De instit. laic., II, 22.