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HISTOIRE POLITIQUE DES COURS DE L’EUROPE.

sitôt dans le grand-duché de Varsovie et y portassent la ruine et la destruction. Mais comme tout espoir d’arrangemens pacifiques n’était pas sans doute éteint dans son cœur, il demeura passif en présence du débordement de nos armées sur la Vistule. Le duché de Varsovie fut sauvé.

Cependant l’empereur de Russie veut s’expliquer lui-même avec notre ambassadeur sur les dernières propositions de la France, apportées par son aide-de-camp Czemicheff. Le 11 avril, peu de jours avant de partir pour Wilna, il fait appeler le comte Lauriston et l’entretient long-temps. Il commence par lui dire qu’il ne voit plus aucun moyen de conserver la paix, puisque l’empereur Napoléon veut le forcer à mettre en vigueur dans ses ports le décret de Milan. « Vous voyez donc bien, ajoute-t-il, que l’empereur veut interdire à la Russie tout commerce, même avec les neutres. Est-ce là cependant l’esprit du traité de Tilsitt, de la convention d’Erfurth ? Ai-je pris l’engagement de ne point commercer avec les neutres ? Lorsque l’empereur Napoléon a fait le décret de Milan, a-t-il pris des arrangemens avec moi ? Suis-je dans l’obligation d’obéir à tous les décrets qu’il croit devoir faire ? M’en a-t-il parlé seulement à Erfurth ? Il y a trois ans, pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? C’est depuis un an seulement qu’il élève cette difficulté. Mais encore une fois, où sont mes engagemens de ne pas admettre les neutres ?… Les engagemens que j’ai pris à Tilsitt et à Erfurth, je les ai fidèlement suivis, et je veux toujours les tenir. Je ne souhaite pas la guerre, et ne la ferai qu’avec la plus grande peine ; le meilleur moyen que pouvait employer l’empereur Napoléon pour abattre l’Angleterre était de faire durer notre alliance, et même de la resserrer. Certes, en ce moment, la joie de l’Angleterre doit être bien grande de voir que deux empires qui avaient été aussi unis sont sur le point d’en venir aux mains, et cependant pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. Je le déclare, je ne veux point faire le commerce avec l’Angleterre ; mais je veux le faire avec les neutres. Exiger le contraire, c’est fermer absolument les ports de la Russie et lui ôter les moyens d’exister. » Il finit en annonçant à notre ambassadeur son prochain départ. « J’ai besoin, dit-il, dans les circonstances présentes, de voir mes troupes ; j’espère revenir à Saint-Pétersbourg ; mais que je sois ici, que je sois sur la frontière ou à Tobolsk, partout l’empereur Napoléon me trouvera, s’il le veut, bon ami, fidèle allié, prêt à resserrer les liens qui ne seront point contraires à l’honneur ; dites-le-lui bien. » Puis il embrassa Lauriston et le quitta profondément ému ; des larmes accompagnèrent ses dernières paroles.

C’étaient là des paroles d’adieu ; peu de jours après cet entretien, il partit de Saint-Pétersbourg et se rendit à Wilna au milieu de ses armées. Son discours, qui peint si bien ses anxiétés et sa pensée politique sur la question des neutres, était sa véritable réponse aux dernières propositions de Napoléon. Dans le fait, cette question tranchait la question de la guerre, et ce qui prouve qu’à la fin d’avril il avait perdu toute espérance de paix, c’est l’ultimatum qu’il avait déjà donné l’ordre à son ambassadeur à Paris de soumettre à l’empereur (21 et 30 avril). Par cet ultimatum, la Russie exigeait, comme mesure préalable