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HISTOIRE POLITIQUE DES COURS DE L’EUROPE.

une armée de trois cent mille hommes, elle exige que Napoléon renverse ce qu’il a fondé à Tilsitt, et ce qu’il a continué à Vienne en 1809.

Dans le moment où elle porte si haut ses prétentions, elle recueille le prix de ses facilités envers les neutres.

Le commerce britannique s’était précipité tout entier dans la voie de salut qu’elle lui avait ouverte. Tous les produits qu’il versait autrefois par mille canaux sur le continent, furent dirigés sur les ports de cet empire, en sorte qu’en peu de mois, la masse de produits coloniaux d’origine anglaise importés sur ce vaste marché devint si prodigieuse, qu’ils tombèrent à vil prix. Tout ce qui dépassa les besoins de la consommation russe fut exporté à l’étranger. La Prusse, l’Autriche, la Hongrie et l’Italie elle-même en furent inondées. Brody et Memel étaient les deux portes par lesquelles ces produits pénétraient en Allemagne et en Hongrie. La Russie devint ainsi la grande voie de transit des marchandises anglaises sur le continent ; elle en eut le monopole exclusif ; elle remplaça à elle seule tous les débouchés que s’était ouverts la contrebande anglaise depuis la publication des décrets de Berlin et de Milan, et que la main de Napoléon venait de lui fermer. De là pour elle des profits immenses qui l’indemnisèrent largement de toutes ses souffrances passées.

La même impulsion qui entraînait la Russie hors de notre sphère nous enlevait aussi la Suède. Ce n’est point par notre action personnelle que nous dominions cette puissance depuis 1807, mais par l’intermédiaire de la Russie, dont nous disposions à titre d’alliée. Le jour où l’empereur Alexandre abandonna notre système, l’arme avec laquelle nous pouvions l’atteindre et la frapper fut brisée. La question maritime résolue à Saint-Pétersbourg, le fut de même à Stockholm ; et cette cour, rendue à la liberté de ses mouvemens, vint se replacer sous le patronage de l’Angleterre. Il se forma alors entre les Anglais, les Américains, les Suédois et la Russie, une véritable ligue commerciale contre le système continental, ligue dans laquelle chacune de ces puissances prit un rôle distinct. L’Angleterre était la source de tous les produits, tant coloniaux que manufacturés ; les Américains se chargeaient de les transporter dans les mers d’Europe ; la Suède leur servait d’entrepôt dans la Baltique ; la Russie enfin leur ouvrait ses ports et ses routes pour les faire parvenir sur tous les marchés du continent. C’en était fait du système continental ; il était anéanti jusque dans ses fondemens.

L’empereur Napoléon touche à la crise finale de son règne.

Deux faits principaux sont en présence qui résument les intérêts et les griefs réciproques des deux empires. D’une part, la Russie déclare à la France qu’elle ne peut vivre tranquille ni désarmée à côté du duché de Varsovie : elle lui en demande le sacrifice ; de l’autre, la France exige de la Russie qu’elle interdise l’entrée de ses ports aux bâtimens neutres, tous chargés de marchandises anglaises. Réduite à ces termes, la situation se simplifie sans rien perdre de sa gravité. Il est évident qu’elle n’offre plus que deux issues : la guerre et la guerre prochaine, ou l’abandon simultané fait par les deux puissances de leurs prétentions mutuelles. De la part de la Russie, sacrifice du commerce