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loin, il finit par ces mots : « Je le répète, ce ne sera pas moi qui manquerai en rien aux traités, qui dérogerai en rien au système continental. Si l’empereur Napoléon vient sur mes frontières, s’il veut faire la guerre à la Russie, il la fera, mais sans avoir un grief contre elle. Son premier coup de canon me trouvera aussi fidèle au système, aussi éloigné de l’Angleterre que je le suis aujourd’hui, que je l’ai été depuis trois ans. »

Ce discours, qui commençait par des plaintes amères et finissait par des protestations de dévouement, était l’expression fidèle de la politique russe, ulcérée au fond et disposée à la vengeance, mais, dans les formes, cauteleuse et amicale. L’acte de protestation auprès des cours de l’Europe portait, comme le discours, ce double caractère.

Toutefois là ne s’arrêta point l’expression du mécontentement d’Alexandre. Il rendit, le 15 janvier 1811[1], un ukase calculé pour frapper le commerce français en Russie et favoriser l’importation, dans cet empire, des produits anglais. L’ukase prohibait nos objets de luxe et de mode et nos vins, et abaissait considérablement le tarif des droits sur les denrées coloniales, toutes nécessairement d’origine anglaise. En cas de fraude, les produits français étaient condamnés à être brûlés, et ceux d’Angleterre seulement à la saisie.

Napoléon ne pouvait se méprendre sur le véritable caractère de l’ukase : c’était un acte de représailles contre l’envahissement du duché d’Oldenbourg. Mais sa pénétration, au lieu de le guider dans les voies de la conciliation, ne lui arrache que des paroles de colère. « La haine seule, dit-il au prince Kourakin (février 1811), a pu conseiller l’ukase du 19 décembre. Nous croit-on donc insensibles à l’honneur ? La nation française est fibreuse, ardente ; elle se croira déshonorée lorsqu’elle apprendra que ses produits seront brûlés dans les ports russes, tandis que les produits anglais seront seulement confisqués. Je ne crains pas de vous le déclarer, monsieur l’ambassadeur, j’aimerais mieux recevoir un soufflet sur la joue que de voir brûler les produits de l’industrie et du travail de mes sujets. Quel plus grand mal la Russie peut-elle faire à la France. ? Ne pouvant envahir notre territoire, elle nous attaque dans notre commerce et dans notre industrie. »

Il donna l’ordre au duc de Vicence d’exiger du gouvernement russe le rappel de l’ukase, et il offrit en même temps d’indemniser le duc d’Oldenbourg avec la ville et le territoire d’Erfurth.

Le cabinet de Saint-Pétersbourg refusa de modifier l’ukase, prétendant que c’était une mesure générale, applicable à tous les produits du continent, un nouveau tarif protecteur de l’industrie nationale ; et quant à l’offre d’Erfurth, il la rejeta comme une indemnité insuffisante.

Ainsi donc, divisées sur deux questions capitales, la question polonaise et la question maritime, les deux cours ne pouvaient s’accorder davantage sur les questions secondaires. Au point d’irritation où elles étaient arrivées, il était

  1. 19 décembre 1810 (style russe).