pas lui aplanir le chemin à la dictature de l’Europe ? N’était-ce pas en quelque sorte lui livrer le monde ? L’Angleterre, appuyée sur l’insurrection espagnole, était en ce moment la seule force qui empêchât la France de déborder sur le Nord. Plus tard, lorsque la Russie aurait à combattre toutes les forces de l’Occident, cette même Angleterre était destinée à devenir son plus ferme allié. Bien loin donc de hâter sa ruine, il était de l’intérêt de la Russie de raviver ses forces épuisées, et au lieu de précipiter le terme de la guerre maritime, de la prolonger indéfiniment. Mais cependant rien n’était prêt encore dans cet empire pour une guerre contre l’occident ; l’état du continent lui laissait peu de chances d’y trouver des alliés. Il fallait donc qu’il tâchât d’ajourner à tout prix la lutte et d’endormir l’ardeur belliqueuse de son rival : c’est l’empereur Alexandre qui se chargea de ce rôle, rôle ingrat, et qu’il remplit avec une duplicité consommée. C’est, après tout, un triste spectacle que de voir le successeur de Pierre-le-Grand s’enfoncer dans le dédale des mensonges diplomatiques, feindre la confiance quand la crainte était dans son cœur, le dévouement au système de Napoléon quand il le démolissait depuis le faîte jusqu’à la base, l’inimitié à l’Angleterre quand il n’espérait plus qu’en elle, et que déjà il lui payait ses services futurs en la sauvant de l’abîme où la main de son ennemi allait la précipiter. Qu’on ne s’étonne plus du mot incisif du prisonnier de Sainte-Hélène : Alexandre est un Grec du Bas-Empire.
Le czar avait à faire à un génie trop pénétrant pour ne pas le deviner, et trop passionné, une fois qu’il l’avait jugé, pour le ménager. Son refus de fermer ses ports aux bâtimens neutres produisit sur Napoléon une de ces crises violentes qui remuent l’ame jusque dans ses profondeurs, et lui font prendre de ces décisions soudaines et terribles qui décident d’une vie tout entière. Depuis plusieurs mois, il avait comme ramassé toute sa puissance sur elle-même pour fondre sur son ennemi et l’écraser, et au moment où il croit saisir sa proie, la voilà qui lui échappe, et la main qui la lui arrache est la même qui, à Tilsitt, avait signé l’alliance destinée à la lui livrer ! Un génie moins obstiné que le sien eût fléchi sous les difficultés qui semblaient renaître d’elles-mêmes : mais, entraîné par sa passion contre l’Angleterre, poursuivi par une idée fixe, la possibilité de la cerner dans son île et de l’y faire périr d’engorgement, il se raidit contre la fortune, il résolut de marcher en avant dans la voie qu’il s’était ouverte, dût cette voie le conduire au pied du Kremlin ou sur les bords de la Newa. À dater de ce moment, sa politique à l’égard de la Russie entra dans une phase nouvelle. Elle commença à se montrer menaçante. Sa conduite envers le duc d’Oldenbourg en fut comme le premier symptôme.
Le duché d’Oldenbourg était depuis longtemps un foyer de contrebande anglaise. Sa proximité du rocher d’Héligoland, dont l’Angleterre avait fait tout à la fois un riche entrepôt pour ses marchandises, un refuge pour les proscrits allemands fuyant notre domination, et un arsenal pour armer, dans l’occasion, contre nous les mécontens de l’Allemagne, faisait de ce petit duché un point très dangereux pour notre politique. Enclavé dans les pays récemment