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HISTOIRE POLITIQUE DES COURS DE L’EUROPE.

son empire, et il se fût ensuite aisément entendu avec la France pour accorder au commerce de ses peuples, à l’exemple de Napoléon, l’usage des licences. Mais la question commerciale n’est plus pour lui que secondaire ; il poursuit un tout autre but que le bien-être matériel de ses peuples : ce qu’il veut, c’est d’arracher l’Angleterre à la ruine qui la menace. D’un mot il peut la perdre, mais il aime mieux la sauver, et en la sauvant il abîme dans ses fondemens tout l’édifice du système continental.

Pour quiconque a suivi attentivement la marche des choses, de 1807 à 1810, cette décision ne saurait surprendre. Nous le répétons, l’alliance de Tilsitt n’existait plus ; les évènemens, dans leur cours violent et forcé, l’avaient détruite sans retour. La France avait rompu toutes les digues qu’elle avait opposées à sa puissance. Tout ce qui, autour d’elle, avait fait obstacle à sa marche impétueuse, elle l’avait brisé ou subjugué. La réunion de la Hollande et des villes anséatiques à l’empire, celle toute récente du Valais, dont le but était de mettre la France en communication plus facile avec l’Italie[1], venaient de compléter son vaste système de domination dans l’Occident. Elle se dressait seule maintenant sur sa base immense comme un pouvoir gigantesque, dominateur, personnifiant en elle seule toute l’Europe occidentale. Au milieu de ce naufrage de tant de couronnes, de tant d’états qui, naguère encore, se mouvaient dans une sphère indépendante et libre, deux puissances restaient seules debout, l’Angleterre et la Russie : la première, immuable dans son opposition à toutes les conquêtes, même légitimes, qu’avait faites la France depuis vingt ans ; la seconde qui, après avoir traversé toutes les épreuves d’une alliance avec cet empire, voyait s’approcher le moment où il n’y aurait plus pour elle d’autre alternative que le joug ou la guerre : le joug, elle était trop puissante pour le subir sans combattre ; la guerre, elle la redoutait comme un péril immense, mais tôt ou tard inévitable. Au point d’élévation où était parvenue sa puissance, l’empereur Napoléon ne pouvait plus s’arrêter. Peut-être le pouvait-il encore à Tilsitt, et c’est pour cela qu’une alliance avait été possible entre lui et l’empereur Alexandre. Aujourd’hui le char était lancé : il fallait qu’il touchât le but ou qu’il s’y brisât, et le but, c’était la recomposition générale du système européen sur des bases toutes nouvelles et sous l’action de la dictature momentanée de l’empereur Napoléon. Le rétablissement de la Pologne devait être une des bases de cette nouvelle Europe. Déjà cet ancien royaume commençait à sortir de ses ruines et n’attendait plus qu’une dernière secousse pour compléter sa régénération. Certes, on devait être convaincu que Napoléon ne laisserait point son œuvre inachevée. Le rétablissement de la Pologne n’était plus pour lui qu’une question de temps et d’opportunité. Telle était l’idée fixe, dominante en Russie : l’empereur, ses ministres, la cour, la noblesse, tous la partageaient. Dans l’attente de cette crise terrible, la Russie pouvait-elle accorder à l’empereur Napoléon ce qu’il lui demandait aujourd’hui ? Lui livrer l’Angleterre, n’était-ce

  1. En apprenant la réunion du Valais, Alexandre dit au duc de Vicence : « Voilà une belle acquisition, et qui vaut bien la Valachie. »