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On verra plus tard combien ces idées ont peu de consistance scientifique. En théorie, l’irresponsabilité humaine, issue de la vieille controverse de la liberté et de la nécessité de nos actions, ne supporte pas long-temps l’examen ; en pratique, la communauté est un rêve dont l’expérience a plusieurs fois démontré la vanité. En ceci pourtant, le point de vue particulier de M. Owen s’explique par son caractère même. Doué d’une de ces natures qui tiennent de l’ange, il n’avait pu voir dans les mauvaises passions autre chose qu’une maladie accidentelle, inoculée par les circonstances, et sans racines chez l’individu. Le diagnostic une fois établi dans ce sens, M. Owen avait dû traiter la maladie par les remèdes les plus doux, les plus inoffensifs, les plus appropriés à son tempérament. De là peut-être cette impuissance dans sa conception théorique qui n’a pas même en elle la virtualité entière des résultats obtenus à New-Lanark, et qui vicie ces résultats plus qu’elle ne les corrobore par des principes étrangers à cette triomphante épreuve.

En revanche, quand on le replace sur son terrain manufacturier, M. Owen retrouve tous ses avantages et toute sa force. Ainsi, dès 1811, il avait prévu l’avenir que les machines réservaient à la classe ouvrière, et en 1818 il adressait, à ce sujet, un mémoire aux souverains de la sainte-alliance, réunis alors en congrès à Aix-la-Chapelle. Dans ce factum, il prouvait, par des chiffres, que de 1792 à 1817 les découvertes d’Arkwright et de Watt avaient augmenté de douze fois la puissance productrice de la Grande-Bretagne, sans qu’il en fût résulté autre chose qu’une misère chaque jour croissante parmi les travailleurs ; il y établissait que la taxe des pauvres avait dû s’élever et s’élevait toujours en raison directe des économies introduites dans la main-d’œuvre ; enfin il en concluait que, dans l’état actuel de la production et de la distribution des richesses, la misère des classes laborieuses ne pouvait aller qu’en s’aggravant, et empirer d’autant plus que les forces mécaniques se substitueraient davantage à l’action de l’homme. Pour sortir de cette voie fatale, il n’y avait, selon M. Owen, qu’une seule issue : c’était de renoncer à ces grands centres manufacturiers, livrés à un jeu perpétuel d’activité et de chômage, théâtres d’une concurrence déréglée et jalouse, et de les remplacer par de petits centres à la fois industriels et agricoles, tracés dans la ligne de ses principes, et gouvernés d’après ses vues. Partagés entre la culture de la terre et la fabrication de divers produits, les membres de ces colonies pourraient alors demander à l’une de ces natures de travail ce que l’autre leur refuserait, et tirer directe-