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ne favorisait que trop alors la contrebande anglaise. L’Autriche avait rallumé la guerre en Allemagne ; la Prusse, le Hanovre, la Westphalie, la Turquie elle-même menaçaient de se soulever contre nous. La Suède luttait ouvertement contre l’alliance de Tilsitt ; une guerre affreuse ensanglantait l’Espagne, les états du saint-père étaient ouverts aux intrigues anglaises : partout enveloppé d’ennemis ouverts ou cachés, Napoléon était obligé d’observer vis-à-vis de tous et même de ses propres alliés, les plus grands ménagemens. L’occasion eût été mal choisie pour exiger de leur part l’exécution rigoureuse de ses décrets. Dans l’opinion des populations comme des gouvernemens, ce système était un joug odieux auquel tous s’efforçaient de se soustraire, en favorisant la contrebande anglaise, qu’elle se fît sur bâtimens anglais, ou sous pavillon neutre. Prenant ses points d’appui dans les intérêts et les vœux des peuples comme des gouvernemens, la contrebande avait fini, en 1810, par s’organiser sur une échelle immense, et s’ouvrir une foule d’issues par lesquelles elle faisait filtrer, dans toutes les parties de l’Europe, des quantités énormes de produits anglais. Ainsi le vaste réseau dans lequel Napoléon avait voulu enfermer le continent était brisé sur presque tous les points. La plupart des marchés qu’il avait voulu enlever à ses ennemis se trouvaient de nouveau envahis, inondés par leurs marchandises. Les principaux foyers de la contrebande étaient l’Espagne, la Hollande, les villes anséatiques, Cuxhaven, le duché d’Oldenbourg, quelques ports de la Prusse, la Poméranie suédoise, la Suède tout entière, à quelques égards la Russie elle-même, et en Orient, la Turquie.

Telle était la situation commerciale de l’Europe au commencement de l’année 1810. Mais alors l’état du continent était bien changé ; à l’exception de l’Espagne, l’Angleterre avait perdu en Europe tous ses points d’appui : ses alliés, la Suède elle-même, étaient tous tombés sous les lois de la France ou incorporés à son système. Des Pyrénées au pôle glacé de l’Europe, la volonté du chef de la France régnait en souveraine. Si la Grande-Bretagne avait conquis la dictature de la mer et du commerce, la France touchait à la dictature du continent. Le moment est venu enfin pour son chef d’accomplir sa pensée tout entière, de punir en maître toutes les infractions commises depuis trois ans contre son système. Il rassemble toutes ses forces pour terminer, par des coups prompts, terribles, décisifs, la guerre maritime ; il veut réduire l’Angleterre au désespoir, et pour la vaincre, il n’emploie pas d’autres armes que celle de son système impitoyable tel qu’il était sorti des décrets de Milan. Ce système devint la loi suprême de toute l’Europe continentale, la condition première d’existence pour les peuples comme pour les trônes. Pour tous, il n’y eut plus qu’une alternative, l’adopter dans sa rigueur, ou s’attirer les vengeances de la France et succomber. Dans cette voie où l’empereur Napoléon se précipite avec une incroyable passion, aucun obstacle, aucune convenance, ne l’arrêtent. Il ose tout ce qu’il peut oser ; il brise et détruit tout ce qui s’oppose à sa marche. Ses premiers coups vont frapper directement les Américains. Le 23 mars 1810, il ordonna, par son décret de Ram-