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HISTOIRE POLITIQUE DES COURS DE L’EUROPE.

d’avance la plus grande partie des dépouilles de l’Orient ? Pour échapper à une pareille calamité et sortir d’incertitude, la Porte ne vit qu’un moyen, ce fut de se jeter dans les bras de la puissance qui tenait son sort entre ses mains. « Nous ne demandons qu’un mot à l’empereur Napoléon, dirent les ministres turcs à notre chargé d’affaires, et s’il le prononce, il nous trouvera prêts à tout ; nous lui sacrifierons les amis que l’Angleterre conserve encore ici ; nous nous exposerons de nouveau aux menaces de ses flottes ; nous irons jusqu’à vous abandonner la défense des Dardanelles. » Puis, sans attendre notre réponse, impatiente seulement d’apaiser nos ressentimens, fût-ce avec du sang et des supplices, la Porte nous jeta les têtes des chefs du parti anglais. Ozzet-Bey, Beylich-Effendi, Vahid-Effendi et bien d’autres payèrent, la plupart de la vie, quelques-uns de l’exil, leur dévouement à la cause de nos ennemis. Après le désastre de Batin, les instances de la Porte pour obtenir notre protection et la promesse de notre alliance redoublèrent d’ardeur, et elles coïncidèrent si parfaitement avec celles de l’Autriche, que, sans aucun doute, les deux puissances concertèrent leurs démarches pour leur donner plus de force.

Des avances aussi empressées, aussi chaleureuses, n’agirent que trop puissamment sur l’esprit de Napoléon ; il crut que la cour de Vienne et la Porte avaient rompu sans retour avec ses ennemis, et que c’était avec une entière résignation, sans arrière-pensée, au moins pour le moment présent, qu’elles se livraient à lui. Alors commença à se manifester un changement sensible dans sa politique. Le cadre de ses plans s’agrandit ; sa pensée ambitieuse et son audace prirent un essor immense et sans limites. Mesurant sa force prodigieuse, l’exagérant peut-être, il se crut l’arbitre, et déjà, pour ainsi dire, le dictateur du continent. Son attitude vis-à-vis de l’empereur Alexandre se modifia. À dater de ce moment, il cessa d’avoir pour ce prince ces égards empressés, ces ménagemens délicats que se doivent entre eux des souverains alliés ; tout en s’attachant, avec un soin extrême, à ne point le blesser dans la sphère directe de sa puissance, il ne le consulta plus, comme autrefois, sur ses résolutions les plus graves, paraissant peu soucieux de l’impression qu’elles produisaient sur lui comme des dommages qui pouvaient en résulter pour les intérêts de son empire. En même temps il se rapprocha visiblement de l’Autriche et de la Turquie, non cependant qu’il consentît à leur accorder les traités d’alliance qu’elles lui demandaient. Couronner l’alliance de famille avec la maison d’Autriche par une alliance politique, c’eût été rompre en visière avec la cour de Saint-Pétersbourg et la pousser violemment dans les bras de l’Angleterre. Un traité secret eût été bientôt divulgué, et la cour de Vienne eût été la première à le révéler. Une alliance avec la Porte, qui était en guerre ouverte avec la Russie, était plus impossible encore, et n’admettait pas même d’examen. Tout l’ensemble des combinaisons de Napoléon se fût trouvé détruit par des alliances prématurées avec la Turquie et l’Autriche ; mais il se plut à leur donner des témoignages non équivoques d’intérêt et d’amitié, manifestant l’intention évidente de se les