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Du reste, il est juste de le dire, tout n’était point simulé dans les craintes qu’elle nous exprimait à l’égard de la Russie, et elle en éprouvait de très légitimes. Cette puissance poursuivait avec gloire et succès la guerre contre les Turcs : elle occupait sans obstacles la Moldavie et la Valachie : elle maîtrisait toute la navigation du Danube, levant des droits énormes et ruineux sur les marchandises de l’Autriche, laissant assez pressentir, par ces violences prématurées, comment elle traiterait son commerce dès qu’elle serait paisible maîtresse des bouches du Danube. La cour de Vienne s’effrayait avec raison de la marche ambitieuse d’une puissance qui menaçait aujourd’hui de l’envelopper sur toute l’étendue de ses frontières orientales. Aussi suivait-elle avec une extrême inquiétude les progrès de ses armées. Une victoire sur les Turcs la jetait presque dans un aussi grand trouble que si elle eût été remportée sur elle-même. Déjà démantelée au midi et à l’occident, quelle serait sa destinée si elle perdait encore ses positions défensives du côté de l’Orient ? Elle était aujourd’hui à la merci de la France ; était-elle donc condamnée à tomber aussi dans la dépendance de la Russie ? Mais là ne se bornaient point les craintes que lui inspirait cet empire. Depuis quelques années, il se tramait à Saint-Pétersbourg un plan conçu avec beaucoup d’art et exécuté, par des agens fidèles, avec une habileté profonde. Soit prévision, dans l’esprit de cette cour, d’un démembrement prochain de l’Autriche, soit qu’elle voulût simplement se créer, à tout évènement, des chances nouvelles d’agrandissement, il est hors de doute qu’elle travaillait alors, avec un zèle ardent et mystérieux, à se former en Hongrie un parti redoutable. La religion était son principal moyen d’influence sur la population grecque de ce royaume. Ses agens secrets parcouraient le pays, distribuant à leurs co-religionnaires des livres de prières imprimés à Saint-Pétersbourg, confondant à leurs yeux, dans l’objet du culte, l’empereur Alexandre chef de la religion avec la religion même, et les préparant ainsi, par une sorte d’invasion morale, à reconnaître un jour, comme leur souverain, leur auguste pontife. Aussi, les noms de Catherine II et d’Alexandre trouvaient-ils place, dans les prières des Grecs de Hongrie, avant ceux de l’empereur François, et, dans la plupart de leurs maisons, les images du czar se trouvaient mêlées à celles des saints protecteurs du foyer domestique. Cet état de choses était grave : il pouvait amener de grands périls pour la monarchie, surtout si la France restait l’alliée de la Russie. L’Autriche avait un intérêt capital d’abord à les désunir, puis à s’attacher à l’une pour l’opposer à l’autre. Elle avait perdu vis-à-vis de toutes les deux, avec la force qui contient, la considération qui se fait écouter. Il ne lui restait plus qu’à se faire de l’empire français un point d’appui contre son autre ennemi naturel. Mieux valait encore servir un seul maître que de devenir la proie de tous les deux.

Puis encore elle avait à satisfaire de vifs ressentimens ; il lui était doux de se venger et de cette alliance de Tilsitt qui avait appelé sur elle de si grands maux, et du rôle beaucoup trop français à ses yeux qu’avait joué la Russie dans la dernière guerre, et de la cupidité qu’elle avait, disait-elle, montrée