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de leur vie entière. Tout ce qu’ils ont ramassé durant quinze ans de veilles laborieuses, ils le jettent au hasard dans le creuset de leur première partition, et de tant d’élémens combinés sous le souffle de la science, résulte une sorte d’alliage qu’au moment de la fusion la multitude éblouie prend pour de l’or. Aussitôt on s’empresse autour d’eux, le succès les sollicite ; il faut produire, produire à la hâte, au grand soleil, à toute heure ; le temps leur manque désormais pour aller faire leur gerbe dans le champ d’autrui. Que devenir cependant ? Les voilà livrés à leurs propres ressources ; hélas ! on sait ce que cela veut dire. La seconde partition va encore, car elle trouve, pour s’alimenter, un dernier reste des provisions d’autrefois ; mais ensuite la disette commence, chaque œuvre nouvelle leur est un degré pour descendre dans l’abîme de leur médiocrité, et, revenus enfin à la place obscure d’où ils étaient sortis, ils contemplent avec orgueil et tristesse, dans un demi-jour qu’ils prennent pour la clarté du soleil, leur partition première, cette table de marbre où leur nom est inscrit, et que tant d’épaules généreuses les ont aidés à placer là.

La Juive est une œuvre composée avec les traditions du Conservatoire. Le musicien n’y prend souci que de l’orchestre, dont la parfaite symétrie et la correction irréprochable vous attirent, en l’absence de toute mélodie originale. Quand le ciel est désert, il faut bien regarder la terre. Mais on sent que la vie et l’inspiration manquent là-dessous ; et tout cela se réduit, dès qu’on y réfléchit, aux minces proportions d’un talent pénible et borné. Il y a, dans l’instrumentation rigoureuse et profondément habile de M. Halévy, dans ce dessin qui affecte la pureté des lignes, dans cette austère correction, quelque chose de raide, de froid et d’emprunté, qui me rappelle assez la manière des premiers peintres de Cologne au xive siècle, lorsque l’influence byzantine s’étendait sur les bords du Rhin. Qu’on ne s’y trompe pas, les conditions qui dominent l’art sont inexorables ; quoi qu’on fasse, on ne peut s’y soustraire. C’est tomber dans une grave erreur que de croire qu’on doit se vouer au développement des forces instrumentales par cette raison toute simple qu’on ne se sent dans l’ame ni enthousiasme, ni vertu créatrice. Mais encore une fois, dans l’orchestre comme partout ailleurs, la science ne peut, sous aucun prétexte, tenir lieu de l’inspiration. Le Conservatoire ne peut pas plus donner le génie de l’orchestre que le ciel d’Italie le sens mélodieux. Voyez, à ce propos, quelle distance énorme sépare la scolastique instrumentale de M. Halévy du travail énergique et puissant de Meyerbeer, l’orchestre de la Juive et de Ginevra de l’orchestre