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POÈTES ET ROMANCIERS DE LA FRANCE.

l’ode a précédé l’épopée, et l’épopée le drame. La seule preuve qu’il apporte à l’appui de cette affirmation, c’est que la Bible est antérieure à Homère, et Homère antérieur à Shakespeare ; or, sans parler du drame de Job et du Livre des Rois, qui peut à bon droit passer pour une épopée, nous trouvons dans la seule patrie de Shakespeare la réfutation de la théorie exposée par M. Hugo ; car Shakespeare est venu avant Milton, qui est venu avant Byron. Le premier est né en 1563, le second en 1608, et le troisième en 1788. M. Hugo ne contestera, sans doute, ni la valeur épique de Milton, ni la valeur lyrique de Byron. Que devient donc, en présence de ces deux poètes éminens, la théorie exposée dans la préface de Cromwell ? Il serait facile de trouver dans plusieurs littératures de l’Europe une série d’argumens pareils à ceux que nous fournit l’Angleterre, et de montrer, l’histoire à la main, toute la puérilité des idées que M. Hugo prend pour générales. Mais la critique, en insistant sur le néant de cette théorie, se rendrait elle-même coupable d’enfantillage ; il vaut mieux croire que M. Hugo, désirant écrire pour la scène, a voulu démontrer la supériorité du drame sur toutes les autres formes poétiques. Pour se contenter, pour se prouver à lui-même qu’il avait raison d’abandonner l’ode et le roman et d’aborder la forme dramatique, il lui a paru commode d’affirmer que le drame résume et contient la substance de l’ode et de l’épopée. En vérité, nous aurions mauvaise grace à le chagriner pour une joie qui ne fait de tort qu’à lui-même. L’histoire n’est pas de son avis ; mais les idées générales de M. Hugo ne relèvent ni du temps, ni de l’espace, et sont par conséquent supérieures à l’histoire. Elles expriment un ordre de vérités qui échappe à tout contrôle, et dont les élémens ne se trouvent que dans la pensée de l’auteur. Bornons-nous donc à énoncer le démenti donné par l’histoire à M. Hugo, et abstenons-nous de juger le différend.

Arrivé à la théorie du drame, M. Hugo affirme que le drame doit contenir la réalité tout entière, et à ce propos, il trouve bon de nier la valeur dramatique du théâtre grec en se fondant sur l’absence du grotesque. Le grotesque est, selon lui, un élément indispensable de la réalité dramatique, et toute tentative qui a pour but de restreindre l’importance du grotesque, viole une des lois les plus impérieuses du drame. Il y a bien eu en Grèce un certain poète appelé Aristophane ; mais, dans la pensée de M. Hugo, Aristophane a tout au plus entrevu l’importance et le rôle du grotesque dans la poésie dramatique. Pour que ce rôle se révélât pleinement et fût compris par les poètes et par