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le loisir de se demander si ces rangs dorés qui éclatent au soleil sont prêts pour la guerre ou pour la parade. Fier de leur docilité, il les contemple d’un œil joyeux, il les couve de son regard, et il oublie, dans ce puéril plaisir, la première, la plus impérieuse de toutes les lois qui président à la poésie. Il chante pour chanter, il vocalise, il prodigue les notes graves et les notes aiguës, de minute en minute il change d’octave, et il méconnaît la substance même de la poésie ; il oublie de sentir et de penser. Chez lui, cet oubli est volontaire et se formule en système. Émerveillé de l’agilité qu’il sait donner à sa parole, il arrive bientôt à croire que la poésie peut se passer d’idées et de sentimens. Peu à peu il se persuade que le talent poétique consiste à développer indéfiniment la ductilité de la parole ; et je suis forcé de reconnaître que cette croyance singulière est devenue contagieuse. Les Orientales ont paru long-temps aux disciples de M. Hugo le triomphe le plus complet que la poésie pût obtenir. Sans méconnaître la richesse et l’éclat de ce recueil, nous pensons que la poésie proprement dite, la poésie vraie, ne joue aucun rôle dans les Orientales, car la poésie qui ne s’adresse ni au cœur, ni à l’intelligence, qui n’excite aucune sympathie, qui n’éveille aucune méditation, ne mérite pas le nom de poésie, et n’est qu’un jeu d’enfant. Or il n’y a pas une page dans les Orientales qui émeuve ou qui instruise, pas une page qui témoigne que l’auteur ait senti ou pensé, qu’il ait vécu de la vie commune, qu’il fasse partie d’une famille, d’un état, qu’il soit capable de joie ou de tristesse, qu’il ait pleuré sur l’isolement ou l’abandon, ou qu’il connaisse le bonheur des intimes épanchemens. Les strophes reluisent et se déroulent avec une agilité merveilleuse ; mais le plaisir de cette lecture est un plaisir stérile et ne laisse aucune trace dans la mémoire. En admirant le versificateur, nous cherchons le poète.

Si M. Hugo, instruit par l’expérience, mécontent de n’être pas compris, se fût proposé l’assouplissement de la strophe comme un moyen et non comme un but ; s’il eût multiplié les formes du rhythme poétique dans l’intention de donner à sa pensée plus de grâce ou de légèreté, nous serions le premier à le féliciter de cette résolution courageuse. Mais il est évident que dans les Orientales la strophe est tout et la pensée rien. L’auteur bâtit des moules innombrables, et quand ces moules sont bâtis, il y verse le métal ardent pour le seul plaisir de le voir couler. Qu’arrive-t-il ? le métal se refroidit et se fige ; mais le bronze en se figeant n’est pas devenu statue.

M. Hugo professe pour la rime un respect religieux, et nous