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loin de la vérité. Sans doute les mémoires du duc de Saint-Simon sont excellens à consulter en maintes occasions, mais il s’en faut de beaucoup que le témoignage de Saint-Simon soit à l’abri de tout soupçon. N’interroger, n’écouter que lui pour peindre Louis XIV c’est se condamner à l’ignorance et souvent à l’injustice. M. Sue paraît avoir pris à tâche de renchérir sur Saint-Simon, car il a supprimé tous les traits avantageux du modèle pour ne garder que les traits misérables, et grossiers. Aussi la critique la plus bienveillante est-elle forcée de déclarer que l’auteur de Latréaumont a complètement défiguré le personnage de Louis XIV en le mutilant.

Louis de Rohan n’est guère traité avec plus de justice. Insouciant, faible, sans volonté, il pouvait être généreux ; du moins l’histoire ne défendait pas de lui attribuer des mouvemens de franchise et de bonté. Mais en dessinant ce personnage, M. Sue est revenu malgré lui à son ancienne prédilection pour le mal. Il n’a pas compris la nécessité de corriger la faiblesse par la bonté, et il a fait de Louis de Rohan un caractère plus odieux peut-être que celui de Louis XIV ; car l’égoïsme sans volonté, sans persévérance, se pardonne plus difficilement que l’égoïsme habitué à gouverner sa conduite avec prévoyance, avec suite. Je pense donc que le personnage de Louis de Rohan est conçu d’après une donnée fausse.

Latréaumont, à qui est confié le rôle le plus important, a le malheur d’être dessiné avec une vérité grossière. C’est ce qu’on appelle, en langage vulgaire, un sacripan, et une fois cette donnée acceptée, je ne puis contester que M. Sue ne l’ait mise en œuvre avec assez de vraisemblance. Toutefois je dois ajouter que ce personnage, quoique vrai en lui-même, n’a pas la vérité que réclame son rôle. En présence de vauriens de son espèce, il pourrait tout à son aise étaler ses maximes cyniques et professer librement le mépris du juste et de l’injuste ; mais placé entre Louis de Rohan et Van den Enden, il n’excite qu’un profond dégoût et force le lecteur à se demander comment un homme faible, mais éclairé, et un homme crédule, mais intègre, peuvent ajouter foi aux paroles de Latréaumont. À coup sûr si Latréaumont a trouvé moyen d’engager dans une conspiration absurde un prince de la maison de Rohan, s’il a réussi à faire, d’un savant justement vénéré, un instrument docile à toutes ses volontés, il n’a pas dû tenir le langage que lui prête M. Sue ; car, s’il en était ainsi, Louis de Rohan et Van den Enden passeraient nécessairement pour deux enfans.

Van den Enden est une conception évidemment laborieuse, mais en même temps vulgaire. Je suis sûr que l’auteur, en dessinant ce per-