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LETTRES SUR L’ÉGYPTE.

donc resté sous la dépendance des mékémehs. Toutefois, comme il y a dans les villes, et surtout au Kaire, un grand nombre de maisons inhabitables, qui n’offrent plus que des ruines, et que leurs propriétaires n’ont pas les moyens de reconstruire ou de réparer, Mohammed-Ali a fait une loi par laquelle les bâtimens, cours, jardins, mosquées et constructions quelconques, qui, pendant le laps de cinq ans, sont abandonnés et demeurent sans habitans, tombent dans le domaine public et deviennent propriétés de l’état. Par cette loi, il a établi le principe d’où dérivera l’unité future des propriétés urbaines. En effet, les vieilles constructions de l’islamisme, cette grande ville du Kaire si hardiment et si originalement édifiée, ces mosquées, ces palais, ces bazars, ne se relèveront jamais. Toute restauration est impossible ; le génie qui a inspiré ces étonnans travaux est éteint et ne revivra que sous une autre forme. Déjà, sur 25,000 maisons, 7,000 sont moitié démolies ; sur 300 mosquées, 150 sont délabrées et abandonnées. L’état est devenu propriétaire de toutes ces ruines, et chaque jour les ravages du temps, les épidémies et la pauvreté des habitans, ajoutent quelque chose à sa propriété. Souvent même, Mohammed-Ali, qui est pressé de jouir, n’attend pas que le temps vienne le rendre propriétaire, et à la mort des riches, il s’empare de leurs palais et de leurs jardins, quand il les trouve à sa convenance. De plus, il est propriétaire de tous les bâtimens qu’il a fait construire pour les manufactures, des casernes militaires, des écoles, des fortifications, d’un certain nombre de palais qu’il habite alternativement dans ses voyages, et de la citadelle du Kaire, qui, à elle seule, est une ville. On voit donc qu’il est en bon chemin de devenir propriétaire général de tous les bâtimens, maisons et constructions de l’Égypte ; car, en vérité, les cahutes des fellahs, qu’ils maçonnent eux-mêmes en quelques jours, qu’un peu de pluie démolit, que l’on habite ou que l’on abandonne à volonté comme un trou de taupe, ne méritent pas le nom de propriété immobilières, et il est peu probable qu’aucun souverain pense jamais à s’en emparer.

Quant à la propriété mobilière, tous les grands produits agricoles et manufacturés, tout le matériel industriel, militaire et scientifique, enfin d’importans capitaux en argent et en effets précieux, sont aux mains du gouvernement. Il ne reste donc que les produits exotiques, et quelques fortunes consistant en bijoux, tissus précieux, lingots ou espèces, qui appartiennent aux négocians européens ou à de riches Turcs. On remarque pourtant une tendance à la concentration des fortunes mobilières, car ceux qui possèdent veulent réaliser leur avoir en ce genre de valeurs plus indépendantes ; le meuble est en effet la face privée et mystérieuse de la propriété. Mais le pacha combat cette tendance par la confiscation ; il se constitue l’héritier de tous ses sujets riches ; il fait des pensions aux veuves et place les enfans dans ses écoles : par ce moyen, il empêche la transmission des grandes fortunes mobilières, qui pourraient s’accumuler indéfiniment et lui porter ombrage. Les plus grands capitaux sont entre les mains des Européens, et là ils sont inviolables. Aussi l’Européen est-il pour l’Égyptien le symbole de l’argent et