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nement, et presque sans espèces monnayées. Il y a, au reste, des classifications et des prix différens pour les différentes qualités de produits. Proportionnellement, chaque producteur est donc rétribué selon son œuvre. C’est pourquoi il n’existe pas entre les cultivateurs de motifs de jalousie ; l’intrigue ne peut l’emporter sur le mérite ; celui qui fait le mieux et le plus, se trouve avoir la meilleure récompense. S’il y a quelque injustice dans ce mode de répartition, elle ne pèse point sur l’individu, mais sur la nation entière, c’est-à-dire que, dans le travail commun, le fellah est moins payé que le producteur de tout autre pays. Ce fait ne paraît pas moins évident si l’on compare le taux des salaires et la fertilité du sol de l’Égypte avec les salaires et la fertilité des autres pays.

On reproche à l’administration nouvelle la solidarité d’impôt et de production entre les villages. Lorsqu’un village ne pourrait pas payer sa quote-part de contributions, ou apporter le contingent de produits qui lui a été imposé, les villages voisins seraient obligés d’acquitter la dette de leur confrère failli. Il en serait de même entre les fellahs d’un même village, de sorte que les plus actifs, paieraient pour les plus indolens, et que le trésor n’y perdrait jamais rien. Il est vrai que cette solidarité existe en principe ; elle date de l’ancienne organisation de la propriété et de la division par quirats ; sans elle peut-être, les fellahs dans un même village, ou les villages entre eux, se reposeraient les uns sur les autres des soins de la culture, et personne ne travaillerait. C’est donc un correctif nécessaire de l’insouciance et du laisser-aller fataliste de l’Égyptien. Mais, en fait, cette solidarité est peu pratiquée ; et ce n’est certes point là le mauvais côté de l’organisation de Mohammed-Ali. Le vice capital, c’est que le fellah ne vend pas ses produits autant qu’il pourrait les vendre, qu’il n’en retire pas le véritable prix sur le marché général ; qu’il est, par conséquent, exploité, non par le commerce, mais par le gouvernement, intermédiaire entre lui et le commerce. Le cultivateur égyptien a la conscience instinctive de cet état de choses ; mais il semble pardonner à son souverain ces bénéfices exagérés, à raison de l’emploi qu’il en fait pour assurer l’indépendance nationale. En Égypte, comme partout, c’est l’industrie qui paie la guerre. Ce que Mohammed-Ali gagne par le monopole, il aurait été obligé de le demander par l’impôt ; et certes, les fellahs eussent été dans l’impossibilité matérielle de payer ce surplus, si, par l’organisation nouvelle de la propriété et de l’agriculture, la richesse du pays n’eût pas éprouvé une égale augmentation. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les bénéfices résultant de la transformation agricole servent à faire la guerre au représentant du principe en vertu duquel la transformation a eu lieu. Pour être conséquent, Mohammed-Ali eût dû se poser seul représentant du prophète, et ne pas se contenter d’être hérétique sur les champs de bataille.

Les maisons et les jardins n’ont pu être compris dans la grande mesure qui a fait passer dans le domaine de l’état toute la propriété du sol. En Égypte, les maisons sont ordinairement habitées par ceux à qui elles appartiennent ; ils en ont à la fois la propriété et la possession, et on ne pouvait les déposséder, les chasser violemment de leur domicile. Ce genre de propriété est