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résistaient violemment, et voulaient le perdre ; il y avait guerre entre eux et lui, guerre tantôt sourde et tantôt déclarée ; et le sang coula. Les mêmes rigueurs n’étaient pas nécessaires envers les moultézims ; ils n’étaient pas en position de lutter contre Mohammed-Ali, vainqueur des beys mamelouks. Aussi, le réformateur ne fit-il usage ni de ruse, ni de violence. Il ne voulut pas même qu’on pût lui reprocher d’avoir spolié les moultézims ; il leur donna un équivalent de leurs propriétés. Les souverains d’Orient ne s’étaient pas toujours montrés aussi scrupuleux. Ce prix, cet équivalent de la propriété des moultézims, voici comment le réformateur l’établit. Faire estimer le sol et en donner la valeur en argent aurait été une opération trop longue, trop compliquée, et que d’ailleurs l’état de ses finances ne lui aurait pas permis de réaliser. Mohammed-Ali fit évaluer les revenus de chaque moultézim, et transforma ces revenus en pensions viagères que le trésor public se chargea annuellement de payer au titulaire. Il se fit apporter tous les titres de propriété, et, après les avoir convertis en rentes sur le grand-livre[1], comme on dirait en France, il fit faire de tous ces titres un immense feu de joie. Toutes les terres furent affranchies, et devinrent la propriété du souverain. Les fellahs se trouvèrent directement en rapport avec l’administration ; il n’y eut plus que des cultivateurs usufruitiers, et un gouvernement propriétaire. Dans cette grande transformation, Mohammed-Ali, pour ne pas heurter les préjugés religieux, épargna d’abord quelques terres de rizkah ; mais ensuite, quand il vit sa nouvelle organisation affermie, il fit entrer dans l’unité territoriale toutes les terres affectées à l’entretien des mosquées ou à des fondations pieuses, en se chargeant lui-même de pourvoir aux besoins du culte et de veiller aux fondations utiles. Aujourd’hui, il ne reste plus que les ouakfs dont la rente repose sur des maisons ou des jardins.

Après être ainsi devenu propriétaire de tout le territoire égyptien, Mohammed-Ali ne se contenta pas d’avoir émancipé les fellahs ; il voulut encore les inspirer, les diriger dans leurs travaux. C’est là un fait nouveau dans l’organisation des sociétés humaines. La protection des beys était ruineuse ; elle écrasait le fellah sous le poids des impôts : Mohammed-Ali ne laissa point subsister toutes ces taxes odieuses ; il ne conserva que le miri. Non seulement il protégea le fellah plus efficacement, et le délivra pour jamais des incursions des Bédouins ; mais encore il lui donna une sorte de nationalité, de liberté politique. Bien que Turc d’origine, Mohammed-Ali secouait le joug de l’empereur des Turcs, et réveillait chez les Arabes le sentiment de l’indépendance, l’esprit de race, si fortement inhérens à ce peuple. Les beys pressuraient les fellahs, et les moultézims insoucians les abandonnaient dans leurs travaux ; Mohammed-Ali se conduisit en propriétaire prévoyant, et l’intérêt inspira heureusement le souverain. Chose rare ! cet intérêt fut ici d’accord avec celui du peuple. En effet, plus l’Égypte produisait, plus le pacha devenait riche, plus il pouvait améliorer le sort du fellah ; car ce revenu de l’Égypte, c’était désormais le sien aussi bien que celui de son peuple, et par lui, sou-

  1. Ces rentes sont intransmissibles. La plupart sont éteintes. Elles ne figurent plus, au budget de 1835, que pour 1,250,009 piastres.