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LETTRES SUR L’ÉGYPTE.

pouvoir suprême. La féodalité, au contraire, avait une organisation hiérarchique puissante ; et, malgré les jalousies, les rivalités et les guerres des seigneurs, ils se réunissaient tous comme un seul homme contre l’ennemi commun. L’œuvre de Mohammed-Ali était donc plus facile, plus promptement réalisable, que celle de Louis XI. Un seul coup hardi, le massacre des Mamelouks, assura la victoire au pacha d’Orient ; on se rappelle les luttes longues, obstinées, souvent perfides, du roi de France, qui ne put que léguer la continuation de son œuvre à ses successeurs.

Il est certain que, chez les différentes nations de l’Europe, le mouvement contre la féodalité a été commencé et continué par les rois ; ils ne tendaient à rien moins qu’à constituer, autour de leur trône indépendant, l’unité de propriété, et cette tendance était progressive. Mais les rois, surtout en France et en Angleterre, ont été dépassés par les peuples, dans l’œuvre de destruction de la féodalité. Il s’est produit un violent mouvement, parti d’en bas, qui a morcelé indéfiniment la propriété. Déjà le commerce et l’industrie, que les rois n’avaient pas fait rentrer sous leur dépendance, tendaient, par des acquisitions successives, à ce morcellement. Mohammed-Ali n’a pas trouvé les mêmes obstacles ; dans un pays privé d’industrie manufacturière et presque sans commerce, la lutte des capitaux mobiliers a été peu redoutable pour lui. D’ailleurs, après avoir établi l’unité agricole, il s’est placé lui-même à la tête de l’industrie et du commerce ; et, s’il n’a pu les absorber complètement, il leur fait du moins une victorieuse concurrence.

Sous le régime des Mamelouks, les propriétés territoriales, en Égypte, étaient divisées en deux grandes classes : 1o les propriétés seigneuriales, 2o les propriétés religieuses. Vous voyez que cette distinction fondamentale est la même que celle qui existait en France, avant la révolution de 1789. Les propriétés seigneuriales se subdivisaient en deux espèces particulières : 1o terres de paysans, ard-el-fellah ; 2o terres exclusivement domaniales, ard-el-oussyeh. Ces terres appartenaient aux moultézims, successeurs des conquérans turcs. Les terres de fellah étaient les plus importantes ; celles d’oussyeh ne comprenaient que la dixième partie du territoire, et étaient toutes situées dans la Basse-Égypte, où il était plus facile de trouver des bras salariés.

Le système des terres de fellah était une sorte de fermage inféodé et se transmettant de père en fils ; le moultézim était seul propriétaire, et pouvait expulser le fellah qui laissait la terre sans culture, ou qui ne payait pas la redevance seigneuriale. Du reste, le fellah jouissait de la plus grande liberté touchant le mode de plantation des terres ; il pouvait les ensemencer en céréales, en riz ou en tout autre produit ; le moultézim, peu versé dans les connaissances agricoles, préférait l’oisiveté et le luxe des villes à la gestion de ses propriétés. Les Cophtes, qui, de temps immémorial, ont eu le monopole de l’administration et des finances de l’Égypte, étaient les intendans des moultézims ; ils percevaient les redevances et les divisaient en deux parts. La première était pour l’impôt territorial ou miri, qui devait être envoyé à Constantinople. La seconde, qui formait le restant de la redevance, consti-